PISTE PÉDAGOGIQUE

« Shoah » – Extrait 1 – La disparition des traces

Par Jean-François ForgesProfesseur d'histoire
Publication : 27 janv. 2022 | Mis à jour : 25 janv. 2024

Niveaux et disciplines

Cette piste pédagogique analyse l'extrait 1 de Shoah (extraits), intitulé « La disparition des traces ». Cinq autres pistes pédagogiques analysent les cinq autres extraits de Shoah.

Ces six pistes pédagogiques font partie d'un livret pédagogique « général » : Shoah de Claude Lanzmann. Le cinéma, la mémoire, l’histoire, rédigé par Jean-François Forges, auquel nous renvoyons ci-dessous.

Dans ses indications, cette piste pédagogique fait référence au livre Shoah de Claude Lanzmann, édité en 1997 chez Folio, préfacé par Simone de Beauvoir (© Librairie Arthème Fayard, 1985).

     

« Shoah » – Extrait 1 – La disparition des traces

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« Shoah » - Extrait 1 - La disparition des traces
1985 - « Shoah » - Extrait 1 - La disparition des traces

Liste des séquences de l'extrait

34 minutes 23 secondes  

Shoah (éd. Gallimard, coll. « Folio », 1997 © Librairie Arthème Fayard, 1985) : pages 21 à 36

Titres : 1 minute.

  • Texte inaugural : 02 minutes 53 secondes.
  • Simon Srebnik : le retour du chanteur, la Ner et la forêt de Chelmno : 8 minutes 10 secondes.
  • Michaël Podchlebnik : le deuxième survivant de Chelmno : 2 minutes 45 secondes.
  • Hanna Zaïdl, Motke Zaïdl et Itzhak Dugin : Les survivants de Vilna : 2 minutes 34 secondes.
  • Jan Piwonski : la forêt de Sobibor cache le secret d’un camp d’extermination : 03 minutes 47 secondes.
  • Michaël Podchlebnik : il reconnaît sa femme et ses enfants parmi les victimes d’un camion à gaz de Chelmno : 02 minutes 42 secondes 09 secondes.
  • Motke Zaïdl et Itzhak Dugin : la réouverture des fosses de Ponari [1] Le nom de Poneriai, un faubourg au sud-ouest de la ville lituanienne de Vilnius, est en général transcrit en français sous le nom de Ponary (par exemple, le livre de Kazimierz Sakowicz, Journal de Ponary, publié chez Grasset en 2021), selon la même orthographe que le nom d’un village du centre nord de la Pologne. Cependant, on a gardé ici l’orthographe de Ponari qui a été choisie pour les sous-titres du film Shoah et également pour le livre. Il existe aussi un village du nom de Ponari au sud du Monténégro. . Itzhak Dugin reconnaît sa mère, ses sœurs et leurs enfants : 06 minutes 09 secondes.
  • Richard Glazar : les bûchers de Treblinka : 03 minutes 04 secondes.
  • Motke Zaïdl et Itzhak Dugin : les bûchers de Ponari : 38 secondes. 
  • Simon Srebnik : la dispersion des cendres dans la Ner : 1 minute 33 secondes.

Description plan par plan

Les indications de pages, correspondantes aux différents plans, renvoient à l'édition de Shoah en « Folio » (op. cit.), le texte de référence se trouvant soit en haut de page (H), soit au milieu de page (M), soit en bas de page (B).

Dans l'indication des mouvements de caméra, le terme de travelling avant ou arrière désigne à la fois les déplacements de la caméra et les zooms optiques (changement de dimension du plan en modifiant la focale de l'objectif sans bouger la caméra).

Il n'a été retenu pour désigner la dimension des plans que les termes, en ordre croissant, de plan d'ensemble, plan moyen, plan rapproché et gros plan.

  • Plan 1, page 24H

    Dès la fin du défilant de début de film, page 23, on entend des bruits d’eau faisant le raccord avec le premier plan du film.

    Plan d’ensemble. La rivière Ner, la rive droite opposée, une maison, des arbres, légère pluie à la surface de l’eau. Deux hommes dans une barque remontant la rivière et le chant de l’un d’eux, le survivant Simon   Srebnik. Lent panoramique à droite suivant la barque au fil de l’eau.
  • Plan 2, page 24M

    Plan moyen de Simon Srebnik, dans la barque. La campagne de Chelmno défile sur la gauche, derrière lui : prairies, arbres, mais aussi larges ouvertures vers le ciel. Sur la rive, à gauche, on voit un homme assis qui nous regarde puis détourne la tête à droite.

    Travelling avant sur le visage de Srebnik. Voix off des paysans polonais. Chant de Srebnik.
  • Plan 3, page 24B

    Plan moyen. Srebnik marche sur un chemin, dans la forêt de Chelmno. Le plan s’achève sur le regard intense du rescapé.
  • Plan 4, page 24B

    Plan d’ensemble. Panoramique à gauche sur le lieu des fosses. Chants d’oiseaux. Voix off de Srebnik.
  • Plan 5, page 25H

    Suite du plan 3. Srebnik parle des bûchers, des fours, des flammes. Première intervention de Lanzmann à propos des flammes qui s’élevaient jusqu’au ciel.
  • Plan 6, page 25M

    Plan moyen. Srebnik marche le long des fosses, filmé par la caméra portée, à côté de lui, en arrière à gauche. Lanzmann lui-même est visible brièvement, à la limite du champ, à droite, derrière Srebnik.
  • Plan 7, page 25B

    Plan d’ensemble. Srebnik marche le long des fosses. Sa voix, sur son image éloignée, parle des brasiers et du silence : Personne ne criait. Chacun faisait son travail.
  • Plan 8, page 26H

    Plan d’ensemble des bords de la Ner avec l’église de Chelmno et la campagne polonaise, panoramique à gauche : pâturage, vache, chant des oiseaux. La barque du plan 1 redescend la rivière. Srebnik chante le chant allemand du retour. Bruits d’eau de la rame. Voix polonaises off faisant le raccord avec le plan suivant.
  • Plan 9, page 26B

    Plan rapproché d’un paysan de Chelmno. On parle encore, en famille, de cette histoire.
  • Plan 10, page 27

    Gros plan, en Israël, du visage du second survivant de Chelmno, Michaël Podchlebnik. Il dit que ce n’est pas bien de parler de tout cela. Il remercie Dieu d’oublier. Il vit. Il sourit.
  • Plan 11, page 28H

    Gros plan, en Israël, du visage de Hannah Zaïdl, fille d’un survivant de Vilna. Elle parle en hébreu, sans traduction, pendant une quarantaine de secondes, de la difficulté de dire et d’entendre, pour son père et pour elle. Elle prend une cigarette.

    Panoramique passant du visage de la fille au visage du père Motke Zaïdl
  • Plan 12, page 28B

    Plan d’ensemble de la forêt de Ben Shemen, en Israël. Panoramique à droite. Pierre dressée, fumée de feu de broussailles. Voix de Motke Zaïdl et Itzhak  Dugin, survivants de Vilna. Ils parlent des fosses et des bûchers dans la forêt Ponari qui ressemble à la forêt de Ben Shemen.
  • Plan 13, 28B

    Plan rapproché des deux survivants qui évoquent les forêts de Lituanie et les forêts d’Israël. Hautes flammes et fumée, en arrière plan, à droite.
  • Plan 14, pages 29H et 29M

    Plan d’ensemble de la forêt de Sobibór. Panoramique à droite. Trois personnages marchent dans la forêt. Jan  Piworski et l’interprète répondent à une question de Lanzmann sur la chasse aux animaux et aux hommes dans cette forêt
  • Plan 15, page 29B

    Plan rapproché des personnages marchant dans la forêt.
  • Plan 16, page 29B

    Plan d’ensemble de la forêt, plein écran, sans ciel. Panoramique à gauche  : C'est le charme de nos forêts, ce silence, cette beauté.
  • Plan 17, page 29B

    Plan général de la forêt où marchent les trois personnages. Travelling arrière. Voix en son de cinéma, qu’on entend toujours, malgré l’éloignement des personnages : la chasse aux Juifs, les fosses, l’effacement des traces.
  • Plan 18, page 30M

    Plan d’ensemble d’un rideau d’arbres, panoramique à gauche : $ On ne pouvait deviner que ces arbres cachaient le secret d’un camp d’extermination.
  • Plan 19, page 30B

    Gros plan du visage de Michaël Podchlebnik, en Israël. Suite du plan 10. Klaxons et bruits de moteur de voiture. Il parle, les larmes aux yeux, des fosses, des cadavres, de celui de sa femme, de ceux de ses enfants.
  • Plan 20, page 31H

    Plan d’ensemble. Travelling sur un chemin de la forêt et des clairières de Chelmno, sur les lieux des fosses. Paysage d’hiver, enneigé : C’était l’hiver de 1942.
  • Plan 20, page 31H

    Plan d’ensemble. Travelling sur un chemin de la forêt et des clairières de Chelmno, sur les lieux des fosses. Paysage d’hiver, enneigé : C’était l’hiver de 1942.
  • Plan 21, page 31M

    Plan d’ensemble sur les fosses et la neige. Travelling vers la gauche jusqu’à la fin des paroles de Podchlebnik et pendant le début des paroles de Motke Zaïdl et Itzhak Dugin : J’ai reconnu toute ma famille.
  • Plan 22, page 31B

    Plan moyen, en Israël, en intérieur. Motke Zaïdl et sa fille, Itzhak Dugin. Panoramique à droite sur Dugin et, en haut de l’image, Hanna Zaïdl qui a toujours sa cigarette. Suite du plan 11. Le plan est très composé dans la disposition des personnages avec une coupe de fruits dans le champ. Travelling avant se rapprochant de Dugin.
  • Plan 23, page 32H

    Gros plan du visage de Zaïdl sur la voix de Dugin qui parle encore des fosses.
  • Plan 24, page 32M

    Gros plan de Dugin. Panoramique vertical en hauteur sur le visage d’Hanna Zaïdl.
  • Plan 25, page 32B

    Plan d’ensemble de la forêt de Ben Shemen. Panoramique à gauche, sol, terre, pierres.
  • Plan 26, page 33

    Plan moyen des survivants Dugin et Zaïdl. Suite du plan 13. Ils parlent des fosses et de l’effacement du crime. Bruit d’un avion qui passe. Travelling avant et gros plan sur Dugin. Panoramique sur Zaïdl et gros plan sur lui. Voix de Dugin : désignation des corps comme des marionnettes.
  • Plan 27, page 34H

    Plan fixe d’ensemble de la forêt. Fumées. Les deux personnages passent au fond du plan, marchant sur la droite. Il faut absolument qu’il ne reste plus aucune trace.
  • Plan 28, page 34M

    Plan moyen de Richard Glazar à Bâle. Le personnage est dehors, sur le balcon d’une maison avec, à l’arrière plan, les images et la rumeur de la vie urbaine : pont sur le Rhin, voitures, car. Léger travelling avant. Gros plan de son visage. 

    Il parle des brasiers de Treblinka et du chant en yiddish d’un chanteur d’opéra.
  • Plan 29, page 35M

    Plan d’ensemble de Treblinka, couvert de neige. Panoramique à droite, à hauteur de regard humain, sur près de 360°. Le monument commémoratif passe dans le champ. Glazar parle des flammes, des bûchers.
  • Plan 30, page 35B

    Plan rapproché de Motke Zaïdl dans la forêt de Ben Shemen. Suite des plans   13 et 26. Panoramique à gauche, plan rapproché d'Itzhak  Dugin. Ils parlent des flammes et des bûchers de Ponari.
  • Plan 31, page 36H

    Plan d’ensemble de la forêt de Chełmno. Panoramique à droite. Voix off de Srebnik qui parle des corps réduits en cendres, après leur combustion dans les brasiers.
  • Plan 32, page 36M

    Plan moyen de Srebnik dans la forêt. Il parle de la fine poussière d’os. Il se penche et ramasse de la terre de Chełmno. Chants d’oiseaux.
  • Plan 33, page 36M

    Plan d’ensemble sur la rivière Bug. Travelling filmé d’un bateau en marche : pont ferroviaire, la rive du Bug, le ciel, les nuages, les couleurs du soleil couchant. Voix de Srebnik qui parle des cendres qu’on jetait dans la Ner. Le plan se termine sur son chant de la première chanson polonaise.

Éléments d’analyse de la séquence

Le texte comporte des notes de bas de page, qui sont accessibles soit au fil du texte, en passant la souris sur le numéro ([1], [2]...), soit à la fin de la piste pédagogique, regroupées dans un chapitre.

 

L’extrait 1 commence et se termine sur la rivière Ner, sur les paysages de la Pologne, terre et eau, ciels et nuages, où s’enracine la Shoah. Nous sommes à proprement parler, embarqués dès les premières minutes du film. J’aime, dit Kubrick, un départ en lenteur, un départ qui pénètre le spectateur dans sa chair. (The Observer, 4 décembre 1960). Dès le deuxième plan de Shoah, nous sommes en bateau, sur la lente rivière Ner. Cependant, à terre, passant dans le champ de la caméra, un homme nous regarde, assis sur la rive. Le film commence par un échange de regards, même si l’homme en question détourne la tête. Cet aléatoire qui produit du sens fait partie du film et montre les limites du pouvoir de l’auteur sur un film comme Shoah. On revoit, d’ailleurs, l’homme des rives de la Ner, à droite du groupe des villageois, plus tard, devant l’église de Chelmno, dans l’extrait 4. Nous regardons et nous sommes regardés, même brièvement. Nous, c’est-à-dire le cinéaste, par les yeux duquel nous verrons les paysages de Pologne, comme, ailleurs dans le film, les paysages de la Ruhr ou de New York aujourd’hui, sur le récit de l’événement passé, replacé, ainsi, dans le présent. La bande-son elle-même souligne constamment la présence des bruits de la vie d’aujourd’hui, en hors champ, mais singulièrement présente.

Srebnik a quarante-sept ans et chante une complainte polonaise, accompagné par les bruits de la rame de l’homme qui conduit la barque, en remontant la Ner. Srebnik a treize ans et demi, au même endroit, exactement, avec la même chanson, près de trente-trois ans plus tôt.

Srebnik est dans la barque de Charon, vers l’enfer des morts ou bien il est Orphée tué par les SS, mais survivant et de retour du pays des morts. Les personnages juifs de Shoah sont des revenants. La Shoah, rupture de l’histoire et origine d’un autre regard sur l’humanité, peut s’exprimer par une mythologie originelle dont rend compte Shoah dès les premières minutes.

On peut souligner la beauté cinématographique du plan 2. La caméra est dans la barque en mouvement. Le personnage Srebnik paraît immobile et, en panoramique, c’est le paysage − eau, terre et ciel − qui défile derrière lui : La terre qui tourne autour du présent immobile du rescapé. [2] Carles Torner, Regarder l’extrême, une pédagogie de la mémoire à partir du film de Claude Lanzmann, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, université Paris-VIII-Saint-Denis, sous la direction de Guy Berger, 2000, 368 pages, page 166. .

Le dispositif du film est en place.

Shoah commence par la fin, par la disparition des corps retirés des fosses et réduits en cendres [3] On ne saurait trop insister sur le sens du plan 33, montrant la surface de la Ner, et sur la volonté des assassins de la Shoah d’anéantir les traces de leur crime et de sa mémoire, de faire disparaître les corps, de broyer les os, de disperser les cendres. Ce fut la tâche du Standartenführer Paul Blobel et du « Kommando 1005 » (voir Raul Hilberg, La Destruction des Juifs en Europe, Fayard, 1998, 1099 pages, pages 844 et 845). Au tribunal de Nuremberg, l’action de faire disparaître les cadavres ne fut pas reprochée aux accusés, en absence de références juridiques sur cette question. On peut observer que, cinquante-cinq ans plus tard, la Cour suprême du Chili a pu lever l’immunité parlementaire d’Augusto Pinochet en contournant la loi d’amnistie de 1978 sous le prétexte que l’anéantissement des corps et l’absence de traces des crimes empêchaient de déclarer morts les disparus. La figure juridique n’est donc pas celle d’homicides mais d’"enlèvements permanents" qui constituent des délits toujours actuels (voir les articles de Christine Legrand, Le Monde, 10 août 2000). La disparition des corps des victimes de la Shoah est un crime contre les survivants qui empêche le travail du deuil et ulcère la mémoire de manière permanente. . Les cendres étaient jetées dans la Ner. Le dernier plan de la séquence montre la surface de la rivière Bug qui coulait à proximité de Treblinka et de Sobibor, sous les derniers feux du soleil couchant. De même, dans l’extrait 6, le plan 12 s’achève sur la surface du lac des cendres, à Birkenau. La Ner, le Bug et le lac sont les sépultures des Juifs naufragés, comme dirait Primo Levi, à Chełmno, à Treblinka, à Sobibór, à Bełżec et à Birkenau. Le film devient le cénotaphe même des disparus sans tombeau. Shoah est une manifestation incomparable de l’attention et de la fidélité que nous devons aux morts.

Après l’eau, le feu, les brasiers, les bûchers sont les autres éléments de cette séquence. 

Srebnik dit que les flammes des bûchers de la forêt de Chelmno montaient jusqu’au ciel [4] Claude Lanzmann, Shoah, Gallimard, coll. « Folio », 1997, 284 pages, page 25.  et Richard Glazar raconte le chant du chanteur d’opéra à Varsovie, Salve : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi nous as-tu abandonnés ? » [5] Shoah, op. cit., page 35. Lanzmann, dans le plan 1 de l’extrait 3, dit aussi que le Créateur de l’univers n’est pas venu en aide aux Juifs de Grabow (Shoah, op. cit.,  page 125). , dans une fantastique vision multicolore et infernale des brasiers démesurés de Treblinka.

Avant même l’apparition des premières images du film, on lit, comme il a été dit plus haut, que le premier personnage survivant, Simon Srebnik, a été sauvé grâce à un paysan polonais. Après l’air du folklore polonais chanté par Srebnik, les premières voix entendues dans le film sont des voix polonaises. Elles expriment l’émotion, l’empathie, la reconnaissance du meurtre : Quand je l’ai réentendu chanter aujourd’hui, mon cœur a battu beaucoup plus fort. [6] Shoah, op. cit., page 24.  Les Polonais sont représentés les uns bouleversés et compatissants, les autres indifférents ou, il est vrai, dans la suite du film, pas franchement hostiles au crime accompli. Mais beaucoup de gens, de par le monde, seraient, sans doute, comme eux.

La séquence balance entre deux pays, la Pologne (et, évoquée par ses forêts et Vilna, la Lituanie) et Israël ; entre deux langages principaux, le polonais et l’hébreu. Les autres langues sont employées par des victimes, déchirées, déracinées. Srebnik et Glazar ne parlent ni polonais, ni yiddish, ni hébreu mais allemand.

Lanzmann laisse parler longtemps Hannah Zaïdl, en hébreu, un langage inconnu de la plupart des spectateurs, sans en donner la traduction. Nous la regardons sans la comprendre comme nous intégrons dans le vocabulaire le mot « Shoah » qui est, pour beaucoup d’entre nous, incompréhensible, pour nommer un événement incompréhensible. 

Ce que dit Hanna Zaïdl est essentiel pour la définition de l’identité du film. Elle parle de son père : Je l’ai questionné, encore questionné, toujours questionné [7] Shoah, op. cit., page 28. et elle ajoute : Il fallait vraiment que je lui arrache les détails et finalement, c’est lorsque M. Lanzmann est arrivé que j’ai entendu, je crois, l’histoire dans sa totalité. [8] Shoah, op. cit., page 28. Le texte du livre est un peu différent de ce que dit exactement la traductrice, de manière un peu embrouillée. .

L’opiniâtreté des questions de Lanzmann rejoint celle de Hanna Zaïdl questionnant son père. Mais c’est la venue du cinéaste qui provoque la parole qui dit les détails et permet d’exprimer l’histoire dans son bon ordre et sa totalité, pour la première fois.

Michaël Podchlebnik [9] Le prénom Mordechaï, indiqué dans les sous-titres du film, doit être corrigé en Michaël, comme on le lit dans l’édition Gallimard, coll. « Folio » de Shoah. est un des personnages de Shoah particulièrement inoubliable. Il parle de la difficulté de se souvenir et de la force de la vie. Il parle aussi de l’horreur de la situation dans laquelle il a été placé par les Allemands, contraint de déposer lui-même sa femme dans la fosse. Il exprime avec des mots d’une très grande limpidité et d’une très grande humanité une douleur et une inhumanité extrêmes. On trouve, quelquefois, sur le visage de Primo Levi, les traits sereins et tragiques du visage de Michaël Podchlebnik.

On pourrait s’interroger sur l’effet produit par la manière de traduire des collaboratrices de Lanzmann. La traductrice d'Itzhak Dugin, Hanna et Motke Zaïdl traduit les paroles mot pour mot en disant je, celle de Michaël Podchlebnik dit il. Peut-être cette dernière forme renforce-t-elle encore le caractère singulier de la douleur du personnage, son éloignement de toute expérience normale de vie et la difficulté de s'identifier avec un homme ayant subi une telle épreuve. Mais, en même temps, la manière de filmer en gros plan ce visage si intense le rapproche, tout de même, de nous.

Un aspect de la barbarie national-socialiste est aussi exprimé très fortement et très clairement par Motke Zaïdl et Itzhak Dugin : la chosification des corps. Il s’agissait de Figuren, c’est-à-dire de marionnettes, de poupées, ou de Schmattes, c’est-à-dire de chiffons. [10] Shoah, op. cit., page 33.

Enfin, l’extrait 1 met en place un autre dispositif de Shoah, l’intégration dans notre réalité présente. Les récits s’enracinent dans la vie d’aujourd’hui, en particulier par ses manifestations sonores de cris d’animaux ou de bruits de voitures. Lanzmann pouvait constamment interroger Glazar à l’intérieur de l’appartement de Bâle. Mais en plaçant, dans certains plans, son personnage dehors, avec en arrière-plan la vie de la cité, Lanzmann fait basculer Treblinka dans le présent des paroles de Glazar et dans notre présent, en surimpression.

Proposition de thèmes pour l’étude de la séquence

  • Le visage de Michaël Podchebnik.
  • La forêt, l’eau et le feu, lieu et moyen de la disparition.
  • La chosification des corps.
  • L’anéantissement des corps.
  • Les lieux et la mémoire.

Liens vers les autres pistes pédagogiques

Livret pédagogique général : « Shoah de Claude Lanzmann. Le cinéma, la mémoire, l’histoire », par Jean-François Forges.

Piste pédagogique de l'extrait suivant

Notes de bas de page

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