DOSSIER THÉMATIQUE

Pourquoi Picasso a-t-il immortalisé Guernica, tragédie de la guerre d'Espagne, en 1937 ?

Par Cyrielle Le Moigne-Tolbaresponsable éditoriale, Lumni Enseignement.
Publication : 06 avr. 2023 | Mis à jour : 03 mai 2023

Niveaux et disciplines

Un cri d’indignation toujours d’actualité. En avril 2022, le nom de Guernica retentit au sein du Parlement espagnol : On se croirait en avril 1937, quand le monde a appris ce qui se passait dans l’une de vos villes, Guernica, déclare Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien fait le lien entre le calvaire de Marioupol, détruite et assiégée par les Russes, et le bombardement de la ville basque par l’aviation nazie en soutien des troupes franquistes. Quatre-vingt-cinq ans séparent ces deux drames. Mais les parlementaires espagnols ont tous en tête les visages déformés peints par Pablo Picasso en 1937. Le nom de Guernica reste associé à une cohorte de spectres gris, à un défilé de corps disloqués – jambes arrachées, bras coupés, mains tendues vers le ciel. Les bouches ouvertes des martyrs font retentir des cris animaux, nous implorant, nous spectateurs, de faire cesser leur calvaire. Aujourd’hui, la célèbre toile de Picasso n’a rien perdu de sa puissance d’évocation : elle reste une dénonciation universelle des horreurs de la guerre. Mais quel épisode du conflit espagnol cette toile monumentale décrit-elle vraiment ? Et pourquoi Picasso l’a-t-il peinte ? Comment a-t-elle atteint le statut de manifeste pacifiste ?

 

     

Aborder la question de l'engagement avec les élèves de 3e et les lycéens

Notre dossier pédagogique retrace à la fois la dislocation de la démocratie espagnole dans les années 1930 (histoire) et l'engagement d'un peintre, Picasso, devenu ardent défenseur des libertés après l'attaque de Guernica (arts, éducation morale et civique). En explorant la manière dont les insurgés franquistes ont tenté de manipuler l'opinion française en niant toute responsabilité dans le massacre, cet article invite aussi les élèves à exercer leur esprit critique face aux médias (éducation aux médias et à l'information).

Les années 1930 : de la République à la guerre d’Espagne

Dans les années 1930, l’Espagne, en marge de l’Europe et du monde (le royaume est resté neutre pendant la Première Guerre mondiale), est en proie à une importante instabilité politique. En 1931, la monarchie d’Alphonse XIII est renversée, la Seconde République est proclamée. Dans ce pays empreint de tradition catholique, l’enseignement est laïcisé et le mariage civil autorisé. Mais au bout de deux ans, le président du Conseil, Manuel Azaña, perd les élections face à une coalition de centre-droit. Il n’a donc pas le temps de mener à bien sa réforme agraire. L’instabilité politique favorise l’émergence de factions violentes, tant parmi les nationalistes et les royalistes, que parmi l’extrême gauche. En 1934, des soulèvements d’inspiration anarchiste ou socialiste éclatent dans plusieurs provinces (dont la Catalogne, les mines des Asturies et Madrid). Le général Francisco Franco, qui prend la tête des opérations militaires dans les Asturies (au nord du pays), châtie les rebelles avec brutalité, recourant au viol, à la torture ou au meurtre. 

L’Espagne : de la dictature à la démocratie

 

Cette vidéo explique le contexte du déclenchement de la guerre d’Espagne, dans les années 1930, et retrace les quarante ans de dictature franquiste. Le système politique mis en place par Francisco Franco, fondé sur l’unité nationale, la tradition, la famille et la piété catholique, y est détaillé.

 

Le 6 février 1936, le Front populaire, une coalition de socialistes et de républicains, remporte les élections avec une faible avance (entre 150 000 et 840 000 voix). Cette victoire étriquée est suivie d’une série de manifestations dans plusieurs régions du pays. Mais, contrairement aux grèves joyeuses marquant la victoire du Front populaire la même année en France, ces mouvements s’accompagnent en Espagne de flambées de violence : assassinats politiques, attaques contre des églises, occupations d’usines. La situation échappe totalement aux membres du Front populaire au pouvoir, des républicains bourgeois et des socialistes raisonnables, selon l’expression de l’historien Bartolomé Bennassar. La base des ouvriers et des paysans réclame sa part de richesse et se méfie d’une réforme agraire menée par des politiciens éloignés de leur quotidien. José Avila, laboureur dans le bourg d'Espejo près de Cordoue, confirme le désordre qui règne en Espagne en 1936 : Il y avait tant d’idéologies différentes, spécialement à gauche, républicains, socialistes, communistes, anarchistes ! Je ne sais pas ce que voulaient réellement les [ouvriers, ndlr] journaliers. Je crois qu’ils ne le savaient pas eux-mêmes.

De février à juillet 1936, le camp conservateur espagnol, attaché à la tradition catholique et à la royauté, fourbit ses armes. Un vaste complot est monté par des décideurs militaires (junta de generales) dans le but de renverser les républicains. En juillet 1936, le général Franco prend la tête des insurgés et déclenche, le 17, un soulèvement militaire parti des garnisons de Ceuta, de Melilla et de Tétouan (côte nord africaine) et se dirigeant vers l’Espagne continentale. L’officier, connu pour sa brutalité, pense reprendre la main rapidement. Mauvais calcul : il va en réalité scinder le pays en deux camps irréconciliables pendant près de trois ans. L’Espagne centrale et méridionale, ainsi que les grandes villes (dont Madrid) restent fidèles à la République. On y voit se former des groupes d’ouvriers en armes qui défendent le gouvernement légitime du Front populaire. À l’inverse, les régions rurales du nord et de l’ouest, ainsi qu’une enclave entre Séville et Cadix dans le sud, soutiennent l’insurrection franquiste.

 

La guerre d’Espagne à la une, 1936-1939

RetroNews vous propose de plonger dans l'histoire d’une guerre largement couverte par les médias grâce, notamment, à l’omniprésence des photoreporters. La sélection de journaux permet d’aborder divers aspects du conflit, de la résistance républicaine face aux forces nationalistes, des témoignages des engagés des Brigades internationales aux interviews d’Hemingway et de Franco, du massacre de Guernica à la Retirada, l’exode des réfugiés de la guerre civile.

Capture d'écran du dossier du site Retronews sur une sélection de journaux parlant de la Guerre d'Espagne

Le pacte avec Hitler et Mussolini

Alors que le conflit s’enlise, Franco se tourne vers deux régimes autoritaires, l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini, et obtient leur soutien. L’Italie envoie 50 000 soldats, des bombardiers, des chasseurs et de l’armement. Le régime nazi, quant à lui, envoie 10 000 soldats, dont 6 000 appartenant à la légion Condor. Cette unité composée d’escadrilles de chasse, de bombardement et de reconnaissance, a carte blanche pour tester de nouvelles techniques et de nouvelles stratégies militaires.

Dans le camp républicain, la réplique s’organise. La Russie soviétique envoie des blindés et des avions. Surtout, des volontaires affluent du monde entier pour s’engager dans la Brigade internationale de volontaires, un noyau de combattants et un formidable instrument de propagande. L'écrivain Ernest Hemingway participe ainsi à la guerre d'Espagne en tant que journaliste. Il racontera cette expérience (la période la plus heureuse de nos vies) dans le livre Pour qui sonne le glas. Artur London, homme politique tchécoslovaque communiste, s’engage aussi dans les Brigades internationales pour défendre la démocratie.

1936 : Picasso, un génie apolitique ?

Quelle est la position de Pablo Picasso face à cette guerre qui déchire sa terre natale ? Né à Málaga (Andalousie) en 1881, Picasso voue sa vie à l’art depuis sa plus tendre enfance. C’est son père, José Ruiz Blasco, lui-même peintre, qui prend en charge sa formation. À 8 ans seulement, le petit Pablo élabore sa première peinture à l’huile, Le Petit Picador jaune. Son talent est vite reconnu : en 1896, il est admis aux Beaux-Arts de Barcelone, puis à ceux de Madrid l’année suivante – il a 16 ans. Ses modèles s’appellent alors Greco, Goya ou Vélasquez. À 20 ans, il débarque à Paris et approfondit son étude des grands maîtres classiques (comme Nicolas Poussin) et des peintres du XIXe siècle (Delacroix, Manet, Courbet, Cézanne). S’il s’installe à l’insalubre Bateau-Lavoir (une cité d’artistes de la butte Montmartre), Picasso n’a rien d’un créateur maudit : une mensualité accordée par un marchand d’art espagnol lui permet de vivre correctement. Picasso s’adonne à sa mission : réinventer l’art.

 

La première exposition française de Picasso

En juin 1901, le marchand d'art Ambroise Vollard organise dans sa galerie parisienne l'exposition de deux peintres espagnols : Francisco Iturino et Pablo Ruiz Picasso. Une poignée de journaux s'y intéresse. Leurs rédacteurs expriment leur enthousiasme devant le talent du jeune Catalan de 20 ans.

Capture d'écran du dossier du site retronews sur la première exposition française de Picasso.

 

En 1907, avec le peintre Georges Braque, il initie le cubisme, un mouvement d’avant-garde qui propose une nouvelle manière de représenter la réalité. Oubliés les codes ancestraux de la peinture académique ! Dans Les Demoiselles d’Avignon, une huile sur toile de grand format (2,43 m x 2,33 m), les corps nus de cinq femmes (des prostituées d’une maison close de Barcelone) sont disloqués et les visages représentés simultanément de profil et de face. La critique et le public français ne goûtent pas cette audace. Mais les grands noms de la scène artistique (dont le duo de critiques formé par les Stein et le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler) adorent le culot de ce jeune Espagnol qui n’a peur de rien.

 

Aux origines du cubisme

Le site Panorama de l’art revient aux origines de ce mouvement d’avant-garde né au début du XXe siècle. « Ce qui différencie le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu’il n’est pas un art d’imitation, mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création », écrivait, en 1913, Guillaume Apollinaire, le théoricien du mouvement.

Capture d'écran du dossier d'un article du site Panorama de l'art sur le cubisme.

 

Et la politique dans tout ça ? Picasso est ambigu sur ce sujet. Les clivages l’ennuient et il s’amuse à brouiller les pistes. Dès son arrivée à Paris, il fréquente les milieux anarchistes (des relations qui lui vaudront d’être surveillé toute sa vie par les renseignements français). Mais quand son marchand d’art, Kahnweiler, l’interroge sur ses opinions politiques, il répond : Je suis royaliste. En Espagne, il y a un roi. Picasso aime par-dessus tout la liberté... sa liberté ! En 1936, les républicains espagnols lui proposent de prendre la tête du musée national du Prado. Il accepte le poste (sa nomination est publiée dans La Gaceta de Madrid le 25 septembre 1936), mais refuse de se rendre sur place ! C’est depuis la France qu’il organise des congrès d’artistes pour le compte du gouvernement espagnol de gauche. Le drame de Guernica va le pousser dans ses retranchements et le forcer à prendre position de façon plus marquée.

Le 26 avril 1937 : Guernica bombardée

Commune rurale de la province de Biscaye, située dans le nord de l’Espagne, Guernica est la capitale spirituelle du Pays basque. Un antique chêne y trône et, depuis le Moyen Âge, les rois espagnols viennent sous ses branches pour promettre de respecter les libertés basques. Mais au printemps 1937, la bourgade voit s’approcher le spectre de la guerre civile qui déchire l’Espagne depuis dix mois. Le 31 mars 1937, la ville voisine de Durango est la cible des bombardiers allemands et italiens : 127 civils sont tués sur le coup, 121 autres succombent des suites de leurs blessures. Près de 3 000 réfugiés, venant de Durango et d’ailleurs, viennent grossir la population de Guernica, déjà forte de 7 000 âmes. La province paye sa volonté farouche d’autonomie et son alliance avec les républicains.

Le lundi 26 avril, jour de marché, les paysans mènent leurs bêtes vers le bourg. Des bœufs tirent des chariots, des moutons se pressent sur les chemins, les jeunes gens ont hâte de se retrouver en ville. Soudain, à 16 h 30, la cloche de la ville sonne. Alerte aérienne. Un avion allemand, piloté par un soldat de la légion Condor, arrive à basse altitude. Il largue entre six et douze bombes (selon les témoins) autour de la gare bondée. Un deuxième engin détruit la ligne téléphonique reliant la ville à Bilbao, puis mitraille les civils. Ensuite, c’est le silence.

Les blessés se relèvent, on cherche ses proches, on compte les morts. Puis ça recommence. Une nouvelle vague de bombardiers fit alors son apparition, d’autres He-111, suivis de chasseurs-bombardiers Heinkel He-51 et de chasseurs Messerschmidt du Jadegruppe-88 ou groupe de chasse 88. Dans le code des écoliers nazis, 88 représentait HH (H étant la huitième lettre de l’alphabet) ou Heil Hitler, rapporte Ian Patterson dans son livre Guernica, pour la première fois, la guerre totale (éd. Héloïse d’Ormesson, 2007). Cette fois, les appareils visent une confiserie industrielle. L’incendie, alimenté par le sucre, dégage un épais nuage de fumée. Partout dans la ville, les charpentes de bois s’embrasent. Les humains et les bêtes courent en tout sens pour fuir ce déchaînement de fureur venu du ciel.

À 17 h 15, le calvaire dure déjà depuis trois quarts d’heure quand retentit un bourdonnement sinistre, grave et lent. C’est la marque des Junkers Ju-52, des trimoteurs de transports lourds que les nazis ont converti en bombardiers. Avec divers autres engins, ils pilonnent la ville pendant deux heures, par vagues séparées de vingt minutes. Certaines charges atteignent les 250 kilos, d’autres sont des bombes incendiaires à la thermite, remplies de phosphore blanc brûlant à des températures de près de 2500 °C. Les pilotes jettent également des grenades depuis les cockpits. À 19 h 30, l’attaque est terminée. 

 

Une photo rare de la cité martyre

Le site L’Histoire par l’image propose l’analyse d’un cliché anonyme pris dans les rues dévastées de Guernica le 1er mai 1937.

Capture d'écran du dossier d'un article du site L'Histoire par l'image sur une photographie de Guernica détruite.

L’historien allemand Klaus Meier a calculé qu’en tout, quelque trente-cinq tonnes auraient été larguées sur Guernica, écrit Ian Patterson (op. cit.). Les bombes incendiaires et explosives ont causé à Guernica 1 654 morts – dix fois plus qu’à Durango – et 889 blessés. Des civils sans défense, femmes, hommes, enfants et vieillards, attaqués un jour de marché. Une gare, des maisons, une usine de bonbons ont été prises pour cibles, alors qu’il aurait été facile de viser la caserne militaire, voisine de quelques kilomètres. L’objectif de Franco est clair : provoquer un effet de sidération parmi les civils, démoraliser l’adversaire et le couper de ses soutiens. Pour le haut commandement allemand, la réussite est totale. Il a prêté main forte à son allié espagnol et démontré sa capacité de destruction. Guernica est la première vaste opération de bombardement visant intentionnellement des civils en Europe. Elle préfigure la guerre moderne à venir : cruelle, technologique, aveugle, barbare et scientifique.

L’indignation d’un peintre

Le 1er mai 1937, cinq jours après l’attaque, Picasso découvre dans la presse les images en noir et blanc de la destruction de Guernica. Aussitôt, il souhaite partager avec le monde son indignation. À la demande des républicains espagnols, il avait accepté quelques semaines plus tôt de réaliser une toile pour le pavillon espagnol de l’Exposition internationale de Paris de 1937. Il en change le sujet et se met au travail. Sous l’œil et l’objectif de sa compagne, Dora Maar, qui participe au projet, il exécute 57 croquis et dessins en couleur qu’il souhaite adapter sur une toile monumentale.

En 2015, le JT de France 2 décryptait le plaidoyer pacifiste de Picasso.

Il choisit le format noble des grandes peintures d’histoire et de bataille : 3,6 m de haut et 8,25 m de large pour mieux prendre à témoin ses contemporains. Car, en ce printemps 1937, le massacre de Guernica est le sujet d’une intense campagne de désinformation menée par les insurgés franquistes. Le soir même du raid meurtrier, à la radio, les nationalistes réfutent en bloc l’annonce de la destruction de Guernica par les alliés nazis. Mentiras ! (Mensonges) (...). Tout d’abord, il n’y a pas de force aérienne allemande ou étrangère dans l’Espagne nationaliste. (…) Ensuite, nous n’avons pas bombardé Guernica. Les incendies ? Allumés par les rouges ! Et de conclure : Nos avions, à cause du mauvais temps, n’ont pu prendre l’air aujourd’hui.

L’effroyable propagande des franquistes est hélas reprise par une partie de la presse française, comme La Croix, Le Figaro ou L’Action française de Charles Maurras. Paris fut la seule capitale occidentale où, disposant d’une presse libre, les lecteurs des quotidiens à grand tirage ne surent rien d’un développement essentiel de l’histoire de la destruction de Guernica, écrit en 1975 le journaliste et historien américain Herbert R. Southworth dans La destruction de Guernica, Journalisme, diplomatie, propagande et histoire. Mais une partie des médias hexagonaux fait preuve d’esprit critique et remet en cause la version des militaires. C’est ainsi que Picasso a pu avoir accès très tôt à des récits basés sur des témoignages directs, comme ceux parus dans L'Humanité (qui évoque un massacre dès le 28 avril), dans le journal chrétien et démocrate L’Aube ou, plus tard, dans la revue de gauche Esprit.

Toucher les cœurs avec une œuvre universelle

Les images en camaïeu de noir, blanc et gris reproduites dans ces journaux vont peser sur le choix de Picasso de ne retenir que ces trois teintes dans sa toile. Il choisit aussi de ne pas montrer les avions, les bombes ou le champ de ruines. Le maître se concentre sur les victimes, emprisonnées dans un espace clos. Peut-être a-t-il lu, pendant ses cinq semaines de travail sur cette toile, le récit d’un témoin oculaire dépêché en France par les républicains, le père Onaindía ? Quand le chanoine évoque des femmes et des vieillards immobilisés par la terreur, qui lèvent les bras en croix pour implorer la protection divine, comment ne pas voir le chef d’œuvre de Picasso ?

Guernica, de Pablo Picasso, Musée Reina Sofia, Madrid © Succession Picasso 2023

Guernica, de Pablo Picasso, Musée Reina Sofia, Madrid © Succession Picasso 2023

Pourtant, l'artiste andalou ne cherche absolument pas d’effet de réel dans sa toile. Il se place délibérément au-dessus des polémiques. Ce qu’il veut, c’est créer une œuvre universelle en convoquant des symboles qui parlent à tous. Son Guernica ne nous parle ni de politique ni d’enquête journalistique. Il nous parle de martyrs et de barbares, de douleur physique et de souffrance morale, de châtiment et d’injustice, du combat mythique de la lumière contre les ténèbres. Picasso mobilise sa profonde connaissance des mythes et des maîtres anciens pour mieux nous saisir d’effroi. Voyez, à gauche du tableau, cette mère qui hurle à la mort, son enfant dans les bras : c’est une Mater Dolorosa, une mère pleurant son enfant, comme le fit Marie avec son fils, Jésus. Observez à présent cette tête de taureau, toujours à gauche : le Minotaure, puissance de vie, est pris au piège et rend son dernier souffle en nous fixant du regard. Au centre, l’ampoule électrique, trônant au sommet d’une pyramide lumineuse, pourrait symboliser l’espoir. Mais peut-être est-elle un ersatz de l’œil de Râ, le dieu suprême du panthéon antique égyptien, capable des plus grands bienfaits comme des pires colères. Les symboles que peint Picasso sont si profondément ancrés dans nos psychés qu'ils parlent à chacun de nous. Le moindre élément porte un message puissant (et souvent ambigu). Avez-vous remarqué, en bas de la composition, la petite fleur qui semble sortir de la main tenant l’épée brisée ? L’espoir se trouve-t-il au milieu du chaos ? Faut-il espérer que des ruines surgissent de nouvelles générations de combattants ? Toute la toile, enfin, est une variation sur le thème du Massacre des innocents – l’élimination de tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem, relatée dans l’Évangile selon Matthieu. Dans les versions peintes par Raphaël, Guido Reni ou Nicolas Poussin, les victimes implorent Dieu, les yeux levés vers le ciel. Pablo Picasso en signe ici une interprétation contemporaine.

Reproduction du Massacre des innocents, par Nicolas Poussin (v. 1625-1629), Paris, Musée du Louvre. © Wikimedia Commons

Le Massacre des innocents, par Nicolas Poussin (v. 1625-1629), Paris, musée du Louvre. © Wikimedia Commons

L’onde de choc Guernica

Dans le panneau auquel je travaille, et que j’appellerai Guernica, j’exprime clairement mon horreur de la caste militaire qui a fait sombrer l’Espagne dans un océan de douleur et de mort. Voici ce que déclare Picasso à Alfred Barr, le directeur du Museum of Modern Art de New York, en mai 1937. Le 6 juin, la toile est présentée à l’Exposition universelle de Paris… et déçoit ses commanditaires, les républicains espagnols. Trop radicale, elle déroute. Trop universelle (et pas assez propagandiste), elle suscite la perplexité des démocrates.

Une icône dérangeante

Le peintre Édouard Pignon a découvert la toile en 1937 à l’Exposition universelle de Paris. En 1981, il rappelle combien elle a dérangé les spectateurs : C’était comme un coup de fouet qu’on recevait en pleine figure (…). Les politiques faisaient mauvaise figure parce qu’ils auraient voulu autre chose, quelque chose de plus explicatif, réaliste.

 

Mais en Espagne, les insurgés nationalistes saisissent, eux, la puissance de cette œuvre. Le 1er avril 1939, ils font chuter les républicains lors d’une dernière offensive. C’est le début de l’ère du Caudillo, le guide Franco par la grâce de Dieu. La guerre d’Espagne aura fait, en trois ans, près de 600 000 morts et 440 000 exilés, principalement en France. Jusqu’à la mort du dictateur en 1975, tout propriétaire d’une copie de Guernica est vu par le régime comme un opposant politique.

Après l’avènement de l’Espagne franquiste en 1939, le tableau est transféré à New York. Alors que le régime se durcit, l’œuvre accède au rang d’étendard de la paix. Pas question pour Picasso que son manifeste anti-Franco atterrisse en Espagne alors que le régime du généralissime ordonne en 40 ans plus de 100 000 exécutions et ouvre 296 camps de concentration pour y enfermer quelque 700 000 prisonniers (des opposants, des homosexuels et des Gitans). Il ne pourra y entrer qu’après le rétablissement de la démocratie, comme le stipule une clause du testament de Picasso. L’artiste ne verra pas son rêve se réaliser puisqu’il meurt le 8 avril 1973, deux ans avant le Caudillo.

C'est vous qui avez fait ça ?

Aux Allemands qui lui demandent, en lui montrant Guernica : C’est vous qui avez fait ça ?, Picasso répond : Non, c’est vous. À retrouver dans cette vidéo Arte Les Aventuriers de l'art moderne.

La démocratie espagnole accueille les martyrs de Guernica

Après la mort de Franco, Juan Carlos, petit-fils du dernier roi d’Espagne, est officiellement intronisé en 1975. S'ouvre alors la période de transition démocratique, sans cassure institutionnelle ni épuration, qui associe à chaque étape l'assentiment populaire. Le parti unique sous Franco, le Movimiento Nacional, s'auto-dissout le 1er avril 1977, permettant la naissance du pluralisme politique. Une nouvelle constitution démocratique – approuvée en décembre 1978 par 87,8 % de la population – fixe le cadre d'un État de droit : démocratie libérale et parlementaire, société pluraliste, culture d'égalité et de tolérance, économie de marché.

En 1981, le musée de Madrid se prépare à accueillir l’icône peinte par Picasso. À l’époque, ce retour divise l’Espagne. Le parti au pouvoir considère ainsi que le pays a renoué avec les principes démocratiques. Mais l’opposition pense que l’heure de la démocratie n’a pas encore sonné, comme l’illustre une tentative de coup d’État du 23 février 1981. 

L’arrivée de la toile à Madrid en septembre 1981 est l’occasion pour les médias de revenir sur la journée tragique du 26 avril 1937. Cet extrait de JT de 20 heures d'Antenne 2 donne la parole à une survivante du raid. 

Dans cette vidéo de 1981, tournée face à la célèbre toile au musée de Madrid, l'écrivaine et critique d'art Hélène Parmelin explique la charge symbolique de Guernica : Partout dans le monde quand il y a eu une oppression, une atteinte à la liberté, Guernica, la toile a été brandie comme un symbole. C’est rare dans le monde qu’une peinture ait porté une telle charge.

Manifeste anti-guerre, dénonciation du fascisme, appel à s’engager pour la défense de la démocratie… Et si Guernica était la plus grande œuvre de Picasso ? Sait-on au moins si elle était sa préférée ? Le peintre, qui fuyait les journalistes, semble donner une réponse en ce sens dans cet entretien de 1961. Au journaliste qui lui demande quelle toile il choisirait s’il devait ne lui en survivre qu’une, l’artiste répond : C'est difficile ! C'est fait avec des intentions du moment, de l'époque (…). Au moment de Guernica (…) C'était une grande catastrophe, le commencement de beaucoup d'autres [catastrophes qui ont] suivi, n'est-ce pas. C'est personnel, n'est ce pas. Au fond, ce sont des mémoires qu'on s'écrit soi-même. Guernica, pour mémoire.

Pour aller plus loin

Bibliographie

  • La guerre d’Espagne et ses lendemains, de Bartolomé Bennassar, éd. Perrin, 2004.
  • Guernica, pour la première fois, la guerre totale, de Ian Patterson, éd. Héloïse d’Ormesson, 2007.
  • Picasso, Les 7 paradoxes, hors-série du 1, printemps 2023.

 

Photo de Pablo Picasso, le 3 février 1968 - AFP

Photo de Pablo Picasso, le 3 février 1968 - AFP

Picasso dans les dossiers de l’AFP
L’Agence France-Presse a sélectionné dans ses archives des entretiens exclusifs avec des personnalités liées à Picasso ainsi que des vidéos et des photos retraçant la vie de l’artiste.

Dossier : Le cubisme un mouvement artistique cree par Picasso et Braque pour la matiere Options - Terminale

Dossier : Le cubisme un mouvement artistique cree par Picasso et Braque pour la matiere Options - Terminale

Le cubisme expliqué aux lycéens
Pour les élèves de Terminale, la plateforme lumni.fr a réalisé ce dossier très complet réunissant 15 vidéos pédagogiques. Idéal pour replacer Guernica dans le contexte du cubisme.

Retronews publie un entretien de 1928 de Picasso

RetroNews - Article : une visite à Picasso

Insolite : la drôle de charge de Picasso sur l'art abstrait !
En 1928, le critique Tériade, du journal L'Intransigeant, se rend dans l'atelier parisien du maître pour l'interviewer. Picasso s'en prend à... l'art abstrait. Retrouvez cet entretien sur Retronews.

Thèmes

Sur le même thème

Voir les documents suivants
Voir les documents précédents