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Juger le génocide des Tutsi rwandais : la justice rwandaise et les « gacaca »

Copyright de l'image décorative: © Marco Longari / AFP

En octobre 2001, Alina, femme accusée de meurtre, comparaît avec son fils de 3 ans devant la population de Runda, au Rwanda, selon la procédure judiciaire des gacaca.
Par Timothée Brunet-Lefèvredocteur en études politiques de l'EHESS
Publication : 05 avr. 2024 | Mis à jour : 05 avr. 2024

Niveaux et disciplines

En 1994, entre 800 000 et 1 million de Tutsi ont été assassinés en cent jours au Rwanda. Pour accélérer le travail de la justice sur ce génocide et réparer le lien social, le pouvoir politique décide en 2001 la mise en place des tribunaux gacaca (prononcer « gatchatcha ») dans tout le pays. Dans ces tribunaux locaux, les magistrats citoyens sont élus par la population, les inyangamugayo, hommes et femmes « intègres ». 

Le 18 juillet 1994, les troupes du Front patriotique rwandais (FPR) prennent le contrôle de la ville de Kigali. Dans leur avancée jusqu’à la capitale, ses soldats découvrent un pays ravagé : entre 800 000 et 1 million de Tutsi ont été assassinés en cent jours dans les collines, les églises, les stades et les écoles du pays, avec le concours massif des forces de l’État et des populations civiles. Un très grand nombre de participants au génocide sont rapidement interpellés et mis en détention avant d’être rejoints par leurs complices rapatriés du Zaïre ou de Tanzanie. Au tournant de l’année 2000, le Rwanda compte près de 120 000 détenus, écroués dans des prisons, des cachots communaux ou des lieux d’enfermement improvisés. 

Comment juger un si grand nombre de prévenus ? Le défi est d’autant plus grand que, au lendemain du génocide, l’institution judiciaire rwandaise est décimée : à la fin de l’année 1994, le ministère de la Justice rwandais ne compte plus que 400 fonctionnaires, dont 244 juges et une dizaine de procureurs. Avant le génocide, ils étaient près de quatre fois plus nombreux.

1. Une alternative pour la justice

Pour entreprendre cette tâche, le Rwanda se dote d’un arsenal législatif permettant de juger un crime qui ne figurait pas dans son code pénal. Le 30 août 1996, le Parlement rwandais ratifie ainsi une loi organique pour juger le crime de génocide et les crimes contre l’humanité. Les cours martiales et les chambres spécialisées s’activent dans la collecte d’informations et la constitution d’imposants dossiers collectifs pour recenser, par région, les participants aux massacres. Mais ces premiers efforts de justice – comme la reconstruction du système judiciaire[1] Hollie Nyseth Brehm, Christopher Uggen, Jean-Damascène Gasanabo, « Genocide, Justice and Rwanda’s Gacaca courts », Journal of Contemporary Criminal Justice, vol. 30, no 3, 2014, p. 333-352.  – ne suffisent pas à épuiser un contentieux immense : à la fin de l’année 1998, seuls 1 274 suspects ont été jugés[2] Rapport de la Ligue rwandaise pour la promotion et la défense des Droits de l’Homme (LIPRODHOR), Procès de génocide au Rwanda. Deux ans après. (Décembre 1996-Décembre 1998), 1999. .

C’est pour accélérer le travail de la justice et réparer le lien social que le pouvoir politique décide la mise en place des tribunaux gacaca (prononcer « gatchatcha ») dans tout le pays. Dérivé d’umucaca (qui signifie en kinyarwanda, l’une des quatre langues nationales du Rwanda, « le gazon »), ces assemblées se tiennent généralement à l’extérieur et on y assiste assis sur l’herbe, à même le sol. Les gacaca trouvent leur origine dans une tradition pénale du Rwanda précolonial. Les autorités judiciaires rwandaises se sont appuyées sur ce souvenir pour inventer une nouvelle forme de justice : des tribunaux locaux au sein desquels siègent des magistrats citoyens, élus par la population, les inyangamugayo, hommes et femmes « intègres ».

2. Juger, classer, documenter

Une première phase d’expérimentation commence avec la loi organique du 26 janvier 2001, suivie par celle du 18 juin 2002 qui généralise le dispositif au reste du pays. Plus que la mise en place d’un dispositif pénal nouveau, la loi organique de 2001 reprend les grands principes de la loi de 1996, qui classifiaient les différents types de crimes génocidaires jugés par les tribunaux. Cette classification – en quatre, puis trois groupes – assignait les différents modes de participation au génocide en catégories, chacune traduisant la grande variété des actes commis par les tueurs et leurs complices.

À partir de 2004 – date à laquelle les tribunaux gacaca se mettent véritablement en place dans tout le pays –, on retrouve dans la première catégorie tout acte relatif à l’organisation des massacres, ainsi que les violences sexuelles et les actes de torture. La deuxième catégorie correspond aux meurtres, assassinats et faits de violence. La troisième catégorie est recentrée sur les actes de pillage et d’atteinte aux biens[3] Florent Piton (2017, 27 février). Catégorisation des crimes de génocide au Rwanda. Le procès de Karabondo. Consulté le 14 mars 2024, à l’adresse https://kabarondo.hypotheses.org/109 . À chacun de ces crimes répond une échelle de peines allant des travaux d’intérêt général à l’emprisonnement à perpétuité. Lors des audiences, la peine varie aussi selon l’attitude du prévenu. Le plaidoyer de culpabilité est grandement encouragé, en échange d'une réduction de peine.

Douze mille juridictions ont ainsi officié sur le territoire rwandais jusqu’en 2012. Parmi elles, 9 000 gacaca, dites « de cellule » (première unité administrative dans le pays), se sont consacrées à la collecte d’informations et à la catégorisation des crimes, documentant ainsi le déroulement des massacres à partir des témoignages des victimes et des tueurs. Elles ont aussi jugé les crimes de troisième catégorie. S’y ajoutent 1 500 gacaca traitant des crimes les plus graves et 1 500 juridictions d’appel.

3. Une justice de proximité

La scénographie d’une audience gacaca est marquée par sa dimension locale. C’est avant tout comme voisin que chacun prend place au sein de l’assemblée, qu’il soit témoin, victime ou tueur. Les juges sont à part, assis sur un banc côte à côte, et revêtent une écharpe aux couleurs du Rwanda. Devant eux, les accusés comparaissent sans avocat, comme les victimes qui les confrontent. Le cérémoniel de justice s’efface derrière la dimension horizontale de ces audiences où peuvent intervenir les membres de la population.

En faisant revenir la justice au plus près des communautés locales, les tribunaux gacaca ont jugé le génocide dans les lieux mêmes où il a été commis, comme l’a montré l’historienne Hélène Dumas : au cœur des voisinages, au ras du sol des collines. La logique locale qui a guidé le génocide trouve une réplique dans le travail de justice, constituant un savoir resserré sur les tueries et documentant le génocide à son échelle[4] Voir sur ce point les travaux d’Hélène Dumas, notamment dans le livre tiré de sa thèse, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, éditions du Seuil, 2014. .

En moins de dix ans, les tribunaux gacaca ont traité près de deux millions de dossiers. Selon les chiffres officiels, un peu plus de 1 681 000 verdicts de culpabilité ont été prononcés contre près de 280 000 acquittements. Le très grand nombre de condamnations pour des faits de troisième catégorie (liés pour l’essentiel au pillage et à l’atteinte aux biens) illustre le caractère populaire de la participation au génocide, au cœur des massacres, puis dans leur immédiat après coup[5] République du Rwanda, Service national des juridictions gacaca, Rapport administratif sur les gacaca. Voir rwandapedia.rw, [en ligne], consulté le 19 septembre 2023. .

Outre ce bilan chiffré, l’impact des gacaca a été plus grand encore dans l’espace social : cette justice au plus près des communautés, présente sur les multiples lieux des exactions, s’est imposée comme un formidable terrain d’enquête et de témoignages ayant finalement permis de documenter et de forger une mémoire du génocide. Elle a constitué un lieu de savoir pour des voisins à nouveau réunis, dans la perspective politique – souvent difficile – de refaire communauté.

     

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