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Juger le génocide des Tutsi rwandais : la compétence universelle

Copyright de l'image décorative: © Kenzo Tribouillard / AFP

Alain et Dafroza Gauthier, fondateurs du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), quittent le tribunal de Paris le 14 mars 2014 après le verdict du procès d'un ancien officier du renseignement rwandais, Pascal Simbikangwa.

Niveaux et disciplines

Nombreuses sont les autorités responsables du génocide qui, dans leur exil, ont trouvé refuge en Europe. Si certains de ces suspects ont été déférés devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), d’autres, comme en Belgique, en France, en Allemagne ou en Finlande[1] D’autres affaires de compétence universelle ont été traitées aux Pays-Bas, au Danemark, au Royaume-Uni, mais aussi au Canada. Dans certains cas, les juridictions extradaient les suspects devant le TPIR ou, plus rarement, au Rwanda. , ont été poursuivis en vertu de la compétence universelle.

     

Qu'est-ce que la compétence universelle ?

La compétence universelle est une disposition pénale selon laquelle une juridiction peut juger des étrangers pour des faits commis à l’étranger contre des étrangers. Ce principe – dont le champ d’application est variable selon les lois adoptées par chaque pays – se comprend dans la complémentarité qui lie la justice pénale internationale et les juridictions nationales dans la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves (dans le cas d’États ayant ratifié le statut de Rome, le traité fondateur de la Cour pénale internationale en 2002).

 

La France peut ainsi juger des étrangers ayant « résidence habituelle » sur son territoire pour des faits encadrés par une convention internationale. Le TPIR a notamment pu renvoyer certaines de ces affaires aux juridictions compétentes d’États où se trouvaient des suspects. 

Il est important de souligner le caractère hybride de ces affaires : en France, des accusés pour génocide et crimes contre l’humanité au Rwanda ont été jugés par des jurys citoyens au sein de cour d’assises ordinaires. Cette justice relativement nouvelle doit relever des défis judiciaires, logistiques, mais aussi intellectuels pour juger des faits lointains, dans l’espace comme dans le temps, et qui restent peu connus au sein de la société française.

1. À l’origine : la mobilisation des victimes

L’histoire des procédures liées au génocide des Tutsi en France se lit en miroir de celle de la Belgique, qui s’est distinguée en étant le premier pays au monde à adopter en 1993 une loi de compétence universelle absolue (il n’est pas nécessaire qu’un lien existe entre le crime et l'État qui le juge) pour juger les crimes contre l’humanité. Très rapidement, des juges d’instruction belges se rendent au Rwanda pour recueillir documents et témoignages. Une de leurs enquêtes a donné lieu, en 2001, au deuxième procès relatif au génocide des Tutsi en Europe[2] Avant eux, l’ancien bourgmestre de Mushubati, Fulgence Niyonteze, avait été condamné en avril 1999 à la perpétuité, mais pour crimes de guerre et devant le tribunal militaire de Lausanne, en Suisse.  : les « quatre de Butare » (un universitaire, un chef d’entreprise et deux religieuses d’un couvent bénédictin) ont été condamnés par la cour d’assises de Bruxelles le 8 juin 2001 pour leur participation au génocide. Sept autres suspects ont par la suite été jugés à Bruxelles[3] Pendant longtemps, les accusés l’étaient pour crimes de guerre, la loi belge ayant adopté seulement une loi pour juger l’incrimination de génocide en 2018. .

Cette affaire a eu un écho particulier en France : proche des victimes, Alain et Dafroza Gauthier, couple franco-rwandais installé à Reims, assistent à l’intégralité des audiences. Inspiré par le travail du collectif des parties civiles instigateur de la plainte en Belgique, ils créent à leur retour en France le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Sa mission : déférer devant la justice des Rwandais suspectés de génocide réfugiés en France. Pour cela, l’organisation mène des enquêtes au Rwanda afin de rassembler des informations sur les suspects et de pouvoir porter plainte.

Mais la machine judiciaire française n’est pas aussi réactive qu’en Belgique : de lourds dossiers, impliquant des commissions rogatoires internationales (procédé par lequel un juge d’instruction délègue ses pouvoirs à un homologue d’un pays étranger), s’empilent alors sur les bureaux de magistrats déjà surchargés. La complexité de ces affaires est alors décuplée par leur manque de connaissance des incriminations spécifiques et du contexte rwandais. Plus encore, le retard pris par la justice s’explique aussi par l’absence d’une réelle volonté politique à traiter ce contentieux, en raison des tensions diplomatiques entre la France et le Rwanda, Kigali reprochant à l’Élysée son soutien au pouvoir pro-hutu pendant la période du génocide.

Cette situation a toutefois évolué à partir du mandat de Nicolas Sarkozy : lors d’une visite à Kigali en février 2010, le président de la République a reconnu les « erreurs d’appréciations » de la France au Rwanda dans les années 1990. La justice est un des moyens d’accélérer la normalisation diplomatique entre deux pays.

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2. Une justice « ordinaire », mais spécialisée

Le 1er janvier 2012, un nouveau pôle judiciaire dédié aux crimes contre l’humanité et les crimes et délits de guerre est créé au sein du tribunal de grande instance de Paris. Cette initiative permet de rassembler tous les dossiers rwandais au sein d’une seule et même instance. Aujourd’hui encore, même si les dossiers syriens, libyens ou, plus récemment, ukrainiens ont gagné en importance, les affaires du génocide des Tutsi rwandais restent au cœur du travail du « pôle crimes contre l’humanité ». Les magistrats de l’instruction comme ceux du parquet se rendent ainsi au Rwanda pour entendre des centaines de témoins dans des affaires pour lesquelles il est difficile de réunir des preuves matérielles, près de trente ans après les faits.

La création de ce pôle spécialisé accélère le traitement des plaintes liées au génocide et aboutit à un premier procès, en 2014, contre Pascal Simbikangwa. L’ancien officier du renseignement rwandais, proche des cercles du pouvoir en 1994, avait été interpellé en 2009 à Mayotte où il dirigeait un trafic de faux papiers à destination de ses compatriotes. Premier Rwandais jugé en France pour sa participation au génocide des Tutsi, il est aussi le premier suspect jugé pour des faits de « génocide », une qualification introduite dans le Code pénal français en mars 1994. À l’issue d’un procès de vingt-huit jours, Simbikangwa est condamné le 14 mars 2014 à vingt-cinq ans de réclusion criminelle. Un verdict qui sera confirmé en appel deux ans plus tard. Il est actuellement incarcéré au centre pénitentiaire de Fresnes, en région parisienne.

Depuis ce procès, six autres accusés de génocide ont été jugés par la cour d’assises de Paris. Tous étaient réfugiés en France depuis la fin des massacres et bien insérés dans la société française : avant d’être reconnu coupable de complicité de génocide le 16 décembre 2021, Claude Muhayimana, ancien chauffeur d’une guest-house dans la préfecture de Kibuye, était employé municipal en Normandie, à Rouen, où il avait obtenu la nationalité française en 2010. Condamné à vingt-quatre ans de réclusion le 20 décembre 2023, Sosthène Munyemana, gynécologue et notable de la ville de Butare en 1994, était médecin à Villeneuve-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne. Visé par une plainte depuis 1995, son procès est intervenu après vingt-huit années d’instruction. Ancien officier de la gendarmerie rwandaise, Philippe Hategekimana, naturalisé sous le nom de Philippe Manier, a, lui, été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour sa participation aux massacres des Tutsi dans le sud du pays.

Parmi les suspects jugés en France, on trouve plusieurs notables, dont le statut a facilité la fuite du Rwanda vers l’Europe. Certains étaient des responsables politiques locaux importants : condamnés à la perpétuité en première instance en 2016, puis en appel en 2018, Octavien Ngenzi et Tito Barahira étaient les bourgmestres de la commune de Kabarondo entre 1975 et 1994. Le plus haut responsable jugé en France est l’ancien préfet de Gikongoro, Laurent Bucyibaruta : le 12 juillet 2022, la cour d’assises de Paris le condamne en première instance à vingt ans de prison pour complicité de génocide[4] Laurent Bucyibaruta a fait appel de cette décision à la suite de son procès en juillet 2022, avant de décéder un an plus tard. .

3. Des procès à distance

Juger des crimes contre l’humanité des décennies après les faits et à 8 000 km des lieux où ils ont été commis représente une gageure sans précédent pour le système judiciaire français. Ce travail nécessite une organisation logistique complexe pour entendre à Paris des victimes et témoins rwandais qui, pour beaucoup, n’ont jamais quitté leur pays, voire leurs collines d’origine. Les cours d’assises ont dû convoquer les membres des communautés locales dans le prétoire : les voisinages se sont partiellement reformés à l’occasion de ces audiences, pour témoigner du génocide dans son incarnation la plus locale. Devant la cour, les victimes de 1994 ont eu l’occasion de confronter ceux qu’ils accusaient depuis des années.

Les imposants dossiers produits par la justice française rassemblent des centaines de témoignages, mais aussi des archives judiciaires et administratives rwandaises, ainsi que des documents historiques, dont des rapports d’ONG et des ouvrages de recherche en sciences sociales. En plus des faits jugés, c’est le génocide des Tutsi et le Rwanda qui sont étrangers aux jurés ainsi qu’aux magistrats. Le procès repose donc sur la venue de « témoins de contexte » (témoins des faits, historiens, journalistes) appelés pour donner à la cour les clés de compréhension du génocide. Ainsi ces audiences donnent-elles à voir et à entendre les témoignages sur les massacres de 1994, adressés à des destinataires qui les découvrent au fil des audiences.

Depuis 2014, sept Rwandais ont été jugés en France, et des dizaines d’autres affaires seraient en cours d’instruction. Trente ans après le génocide des Tutsi, le travail de la justice française est loin d’être terminé. 

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