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Vers une langue française décolonisée

Copyright de l'image décorative: © Bill Wegener / Unsplash

Par Juliette SerfatiJournaliste
Publication : 27 sept. 2024 | Mis à jour : 27 sept. 2024
Temps de lecture : 6 min

Niveaux et disciplines

Le français compte parmi les cinq langues les plus parlées au monde. Cependant, son apprentissage est en déclin dans certaines régions et le renforcement de l’enseignement reste un enjeu majeur pour la francophonie. Pour garder son attrait, elle doit progressivement s’émanciper de la France et faire preuve d’ouverture.

 

Pour les amoureuses et amoureux de la langue française, le continent africain reste une terre de pratique ultravivante. Depuis la fin des années 1950, la proportion de francophones y a connu une progression spectaculaire grâce à l’instruction et au choix qu’ont fait les anciens pays colonisés de conserver le français comme langue officielle. Parfois pour des raisons pratiques, le français étant un idiome fédérateur face à une mosaïque d’autres langues ; parfois pour des raisons idéologiques, l’accès à la bureaucratie étant soutenu par l’ancienne administration coloniale. 

La francophonie, héritage de l'empire colonial français
2008 - La francophonie, héritage de l'empire colonial français [EXTRAIT]

Quoiqu’il en soit, sur les 700 millions de personnes qui parleront le français en 2050, 80 % seront en Afrique, selon l’OIF (Organisation internationale de la francophonie). Et, selon une étude de 2018 émanant toujours de l’OIF, entre 80 et 100 % des francophones d’Afrique souhaitent que le français soit transmis à leur descendance.

La francophonie dans le monde
- La francophonie dans le monde [EXTRAIT]

Le français, une langue aux valeurs humanistes ?

Il importe cependant que l’enseignement de la langue française porte réellement les valeurs qu’elle est supposée incarner, c’est-à-dire des valeurs de liberté et d’émancipation dont le linguiste Bernard Cerquiligni affirme qu’elles ont permis aux peuples colonisés de prendre en main leur destin et de se battre pour l’indépendance. La langue française est un « butin de guerre » affirmait l’écrivain Kateb Yacine en 1966, au lendemain de l’indépendance algérienne. 

Les journalistes François d’Alançon et Richard Werly [1] Auteurs de l’essai sur la place de la France dans le monde, Le Bal des illusions : Ce que la France croit, ce que le monde voit Grasset, 2024. voient cependant dans l’OIF le cimetière bureaucratique de cette illusion : Au Vietnam, le succès des écoles bilingues français-vietnamien a permis au régime communiste de soigner sa réputation en Europe et à Paris, tout en continuant d’emprisonner allègrement les intellectuels dissidents. Le français n’est plus la langue de la démocratie à l’intérieur de ces pays. La linguiste Cécile Canut, familière de l’Afrique, note pour sa part que le désir du français se tarit, à mesure que les enjeux postcoloniaux se dévoilent.

Ouvrir enfin le français sur le monde

Il est temps que changent les représentations d’une langue qui se rêve « langue-monde ». D’inventer une autre fiction que celle du réel objectivé de la langue [...] soumise à ce que j’appelle un “ordre-de-la-langue”, pointe Cécile Canut. 

Dans chacune de ses chroniques des Mots de l'actualité, diffusée sur RFI, Yvan Amar éclaire un mot ou une expression entendus dans l’actualité. Dans son émission sur le mot francophone, il insiste sur la nécessité, pour le français, de s'ouvrir aux influences de tous ceux qui la parlent.

Le mot francophone
2021 - Le mot francophone [EXTRAIT]

 

La standardisation de la langue reproduit des relations de pouvoir. Or, on ne peut pas considérer les pratiques langagières en dehors de leur environnement social et politique. Et si, proposent par exemple les Linguistes atterrées, on favorisait l’éducation plurilingue pour sortir de la culture de la norme unique forgée par Paris ? [2] Les Linguistes atterrées, Le français va très bien, merci, Tract n° 49, Gallimard, 2023

C’est un peu à quoi tendent le programme bi-plurilingue ELAN, lancé en 2010 par l’OIF, qui vise à enseigner le français aux Africains en s’appuyant sur les langues nationales. Sort-on enfin de ce que Cécile Canut appelle le vieux fantasme de nocivité du bilinguisme ? Dans son ouvrage Provincialiser la langue [3] Cécile Canut, Provincialiser la langue, Amsterdam, 2021 , elle détaille le mécanisme de hiérarchisation des langues et la manière dont la position coloniale linguistique a considéré qu’en Afrique il n’y avait pas de langues, seulement des dialectes. On retrouve d’ailleurs cette idée avec les « patois » hexagonaux. C’est pourquoi, comme le suggèrent toujours les Linguistes atterrées, il est peut-être temps, aussi, de réviser la Constitution française pour qu’elle ratifie et applique la Charte européenne sur les langues régionales, destinée à protéger et à promouvoir les langues régionales ou minoritaires et à favoriser leur emploi dans la vie tant publique que privée ?

Le linguiste belge Jean-Marie Klinkenberg avance également la nécessité de prendre en compte la diversité du français et de ne pas prendre tout ce qui n’est pas le français du VIe arrondissement pour une déviance. Dénonçant la vision uniquement élitiste que certains ont du français, il pointe l’idée que c’est une langue élégante, qu’elle est belle parce que difficile ; une sorte d’aristocratie du français qui serait une langue parfaite pour la haute couture ou la haute cuisine, mais pas le commerce ou la technologie. Cela a amené une forme d’exigence dans son enseignement, son apprentissage, qui n’existe pas du tout en anglais, en allemand, en espagnol.

Une langue française ? Des langues françaises !

S’il est désormais à peu près établi que la langue française appartient à toutes celles et ceux qui la parlent, la question de la manière dont on la transmet, c’est-à-dire aussi dont on l’enseigne, est au cœur des réflexions. N’est-ce pas aux Africains de développer les politiques à venir autour de cette langue ? propose par exemple la politologue Françoise Vergès. N’est-il pas indispensable qu’ils soient associés dès le départ à l’élaboration du cursus de l’enseignement du français afin que ne se perpétue pas le genre d’enseignement que tant d’entre nous ont connu dans les "outre-mer" et qui a notamment contribué à de terribles taux d’illettrisme ? À cette condition seulement, le français peut devenir la « langue-monde » appelée de ses vœux par Emmanuel Macron – qui a emprunté l’expression à l’écrivain Édouard Glissant. [4] Il s’agit pour le romancier, poète, philosophe né en Martinique, penseur du « Tout-monde », de trouver un « au-delà » de la langue. Qui éprouvait pourtant la plus grande méfiance à l’égard de la sorte de vague ralliement qu’est la francophonie. [5] Édouard Glissant, Poétique du divers, Gallimard, 1995.  

Pour le philosophe Achille Membe et l’écrivain Alain Mabanckou, la transformation du français en « langue-monde » passe par sa « dé-francophonisation », c’est-à-dire le sevrage du lien entre la politique de la langue et la politique française de puissance :

Nous militons pour une langue française qui serait véritablement un bien commun ; qui ferait résolument partie du patrimoine planétaire. Et, au sein de cette langue planétaire, nul ne viendrait d’ailleurs. Nul ne serait considéré comme étranger. Nul n’aurait besoin de visa. Tous et toutes jouiraient d’un droit égal de séjour. Seul compterait alors le langage que chacun inventerait (ou réinventerait) dans cette langue et grâce à elle.

Achille Membe et Alain Mabanckou, 2018.

Mais cela nécessite, pour eux, de reconsidérer la francophonie institutionnelle et politique.

Il faut essayer de croire au « devenir-monde » d’une langue française aux frontières et à l’imaginaire ouverts, comme « une maison à habiter », qui serait alors un véritable bien commun ; une langue qui contribuerait, non plus à être le véhicule d’une culture « franco-centrée », base d’un appareil idéologique, mais celui d’une réinvention du monde.

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