ARTICLE

À qui appartient le français ?

Copyright de l'image décorative: © AGIP / Bridgeman Images

Le ministre français de la Culture André Malraux et le président sénégalais Léopold Sédar Senghor lors d'une visite au musée du Louvre à Paris le 20 avril 1961. (photo n/b)
Par Juliette SerfatiJournaliste
Publication : 27 sept. 2024 | Mis à jour : 27 sept. 2024
Temps de lecture : 5 min

Niveaux et disciplines

Nous sommes quelque 320 millions à parler français à travers le monde. Non pas un, mais des français, avec leurs particularités, leurs accents et l’influence de toutes les autres langues avec lesquelles il cohabite. 

 

Longtemps, l’Académie française, créée par Richelieu en 1635, a été la garante de la langue française, produisant huit dictionnaires en quatre siècles. Le neuvième, entamé en 1986, n’est toujours pas achevé et il a fallu attendre 2019 pour que l’institution accepte de féminiser certains noms de métiers… 

Date de la vidéo: 2019 Collection:  - On n'arrête pas le progrès

L'Académie française

Désormais, l’Académie, qui voit par exemple dans l’écriture inclusive et les anglicismes rien moins qu’un « péril mortel », n’a en réalité plus de pouvoir décisionnaire. C’est plutôt la Direction générale de la langue française et des langues de France (DGLFLF), qui dépend du ministère de la Culture, qui se charge de normaliser la langue. Y siègent 200 experts sélectionnés en fonction de leurs compétences linguistiques – l’Académie française ne compte en 2024 aucun linguiste dans ses fauteuils, seulement deux philologues.

Le français, une langue d’ici et d’ailleurs

Le français qu'on croit souvent monolithique et académique, explique le linguiste Loïc Depecker, auteur d’un Nouveau Dictionnaire insolite des mots de la francophonie [1] Loïc Depecker, Nouveau dictionnaire insolite des mots de la francophonie, Larousse, 2020. et ex-délégué général à la langue française (2015-2018), se diversifie à travers le monde à partir de cultures lointaines, parfois très différentes. D'où la richesse de son lexique et de ses expressions. Signe de sa vitalité : la littérature francophone, faite par de nombreuses autrices et auteurs dont le français n’est pas la langue première.

L’ensemble des personnes qui parlent ou écrivent en français, souligne encore Loïc Depecker, transforment la langue française en l’acclimatant à toutes sortes de cultures et de visions du monde. Il suffit de voyager par exemple au Canada pour saisir combien notre vision du monde n'est pas la même que celle de nos cousins d’outre-Atlantique, tout simplement car nous ne vivons pas en Amérique. 

Ainsi « le français n’appartient pas à la France », comme le clament les Linguistes atterrées, un collectif de linguistes constitué en 2023 pour tenter de lutter contre la propagation de nombreuses idées fausses sur la langue française (« Le français est la langue de Molière », « Le français est envahi par l’anglais », « L’écriture numérique abime le français », etc.), idées qui ont fini « par empêcher de comprendre son immense vitalité, sa fascinante et perpétuelle faculté à s’adapter ». Dans leur tract intitulé Le français va très bien, merci [2] Les linguistes atterrées, Le français va très bien, merci, Tract n° 49, Gallimard, 2023 ils soulignent également que l’avenir du français comme langue planétaire se joue en Afrique ; surtout, ils montrent qu’il n’y a pas UN français, mais une hétérogénéité de pratiques. Car, comme le rappelle la linguiste Cécile Canut [3] Autrice de Langue, paru chez Anamosa et Provincialiser la langue : langage et colonialisme aux éditions Amsterdam. , la langue est bien une pratique sociale et pas une institution figée.

Le français, une langue en mouvement

Embarquons pour un voyage dans cet héritage vivant, la vieille langue classique [...] dispersée de par le monde, le français moderne se construisant aussi hors de France, par-delà les océans [4] Loïc Depecker, op.cit. . Là où l’inventivité de la langue française se fait le lieu d’ouverture et d’hospitalité.

Lorsqu’elle emprunte ou prête, la langue française ne s’appauvrit pas. Au contraire, elle s’enrichit de nuances de sens et d’usages. Un exemple : Dans "Je ne vais pas te spoiler ta série", spoiler n’est pas un verbe anglais : c’est un verbe français du premier groupe, terminé par -er. Surtout, défions un anglophone de reconnaître "son" verbe spoil lorsqu’un francophone le prononce. La façon dont il le prononce l’a déjà rendu autre. À quel moment un mot cesse-t-il d’être anglais et devient-il français ? Spoiler est-il plus anglais que weekend ? [5] Les Linguistes atterrées, op.cit. Mais spoiler, en réalité, vient de l’ancien français espoiilier, du latin spoliare (« ruiner, piller »).

Les mots ont une histoire, faite de voyages, de changements, d’erreurs (ainsi les x à la fin de certains mots [6] Les copistes utilisaient une abréviation pour le -us final fréquent en latin, un signe ressemblant vaguement à la lettre x avec laquelle il a été peu à peu confondu (source : Les Linguistes atterrées). ) qu’il conviendrait aussi d’enseigner à ses locutrices et locuteurs. Le mélange et l’impur sont des signes de la vitalité d’une langue, rappellent les linguistes. Ce qui fait la vie profonde du langage, écrit aussi Cécile Canut, qui est si peu appréhendé par les détenteurs de la norme et les censeurs prompts à décider pour les autres, réside précisément dans le fait que la parole déborde toujours les langues inventées, construites par certains pour contrôler les autres. 

Dans chacune de ses chroniques des Mots de l'actualité, diffusée sur RFI, Yvan Amar éclaire un mot ou une expression entendus dans l’actualité. Dans son émission sur le mot francophone, il insiste sur la nécessité, pour le français, de s'ouvrir aux influences de tous ceux qui la parlent.

Le mot francophone
2021 - Le mot francophone [EXTRAIT]

 

Pour que le français appartienne réellement à celles et ceux qui le parlent, les Linguistes atterrées proposent la création d’un Collège des francophones avec des personnes issues de toutes les régions où l’on parle le français, à l’image de ce qui existe pour d’autres langues. Saluons à ce titre la mise en ligne en 2021 du Dictionnaire des francophones, vaste projet participatif proposant plus de 520 000 mots et expressions du français dans toute la francophonie.  

Le décentrement apparaît comme la condition de survie d’une francophonie qui serait réellement un partage ; décentrement de cette position de "guide éclairé" que [la France] s’est donnée depuis qu’elle colonise, estime la politologue Françoise Vergès. Sans l’Afrique, rappelle-t-elle, le français ne serait parlé que par quelques dizaines de millions de locuteurs. Paris ne peut plus décider seul comment l’on doit parler et écrire le français. Et cela remet profondément en question le rôle que la France s’est arrogé de faire pour, de disposer pour, de penser pour. Il s’agit pour elle de repolitiser la francophonie, c’est-à-dire de décoloniser la langue française, mais aussi le récit historique et l’enseignement. 

Pour aller plus loin

     

Notes de bas de page

Thèmes

Sur le même thème