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Les Arméniens, 3 000 ans d’histoire

Copyright de l'image décorative: © Daniel Born / Unsplash

Par Jean-Pierre Vrignaudjournaliste spécialisé en histoire
Publication : 16 févr. 2024 | Mis à jour : 23 févr. 2024

Niveaux et disciplines

Située à la croisée des chemins et des religions, l'Arménie, pays à l'histoire millénaire, a vu très tôt sa souveraineté et son indépendance disputées. Retour sur les jours de gloire et les heures tragiques d'un peuple qui, depuis des siècles, a su faire preuve de résilience.

 

L’Arménie est aujourd’hui une petite République du Caucase, indépendante depuis 1991, peuplée de 3 millions d’habitants et qui s’étend sur 29 800 km2, soit l’équivalent de la Normandie. 

Mais l’Arménie « historique », selon la vision de la communauté arménienne, c’est une région montagneuse, dix fois plus grande que la République actuelle, qui a servi de décor pendant plus de trois mille ans à une civilisation originale.

Ce plateau dit arménien, d’une altitude moyenne de 1 700 m, est aujourd’hui partagé entre la Syrie, l’Irak, l’Iran, la Turquie et les trois Républiques du Caucase du Sud : la Géorgie, l’Azerbaïdjan et… la République d’Arménie qui fut, avant son indépendance, intégrée à l’URSS pendant sept décennies.

Erevan, capitale actuelle de la République, s’étend à l’ombre du mont Ararat, au sommet enneigé, qui culmine à plus de 5 000 m. Cette montagne sacrée, aujourd’hui située du côté turc de la frontière, est au cœur de la mythologie arménienne. 

Erevan

Erevan, vue de la ville et au loin le mont Ararat

© Levon Vardanyan / Unspash

Une origine mythique

Les Arméniens voient dans leur pays le deuxième berceau de l’humanité [1] Le premier berceau de l’humanité, tel que décrit dans les traditions juive et chrétienne, est le jardin d’Eden, à la localisation inconnue. , point de départ de la colonisation de la Terre après la grande catastrophe du Déluge écrite dans la Bible.

Dans la réalité, les ancêtres des Arméniens seraient arrivés dans la région vers 1 200 av. J.-C., en provenance des Balkans, profitant de la chute de Troie [2] Les archéologues considèrent que le site réel de cette cité décrite par Homère correspond aux ruines d’Hissarlik, en Turquie. pour s’engouffrer en Anatolie, s’avancer jusqu’au fleuve Euphrate, puis peupler les vallées du plateau arménien vers le VIe siècle av. J.-C.

Passés sous la domination de l’Empire perse de Cyrus, les Arméniens participent aux guerres contre les Grecs. Rare témoignage, l’historien et mercenaire grec Xenophon, qui a traversé la région lors de la retraite des Dix Mille[3] Retraite effectuée à travers la haute Asie par les mercenaires grecs enrôlés par Cyrus le Jeune (401-400 av. J.-C.).  raconte, en 400 av. J.-C., l’abondance des céréales récoltées par les cultivateurs arméniens et décrit leurs villages fortifiés ou troglodytes.

La culture arménienne, envers et contre tout

Après la chute de la Perse, un royaume arménien connaît son apogée avec le roi Tigrane le Grand, dont le territoire s’étendra de la Méditerranée à la mer Caspienne et du Caucase à la Palestine. Coincé entre Rome et la puissance parthe, il sera éphémère (de 83 à 68 avant notre ère), comme toutes les rares périodes d’indépendance de l’Arménie. Ce sera une constante dans son histoire, faite d’invasions, de partages et de dépeçages.

Monnaie de Tigrane le Grand

Pièce de monnaie sur laquelle apparaît, au verso, le profil couronné de Tigrane le Grand.

Monnaie de Tigrane II le Grand. © Wikimedia Commons

L’an 314 marque toutefois un événement déterminant dans le destin arménien. Un nouveau royaume d’Arménie devient le premier État à adopter le christianisme comme religion officielle : l’Église arménienne, qu’on dit autocéphale [4] Qui ne dépend que de soi-même, qui a sa propre hiérarchie. , demeurera toujours indépendante et œuvrera souvent dès lors comme un substitut d’État. 

En 387, Byzance et l’Empire perse des Sassanides fixent leur frontière au cœur de l’Arménie, qui est pour longtemps séparée en deux provinces distinctes : l’Arménie occidentale, tournée vers l’Anatolie, et l’Arménie orientale, proche de l’Iran. 

Pour défendre sa spécificité culturelle, l’Église arménienne se donne en 405 un formidable outil de développement en créant un alphabet orignal de 36 lettres qui reproduisent tous les sons de la langue arménienne. C’est ainsi que cette écriture spécifique pourra être utilisée à la fois dans l’administration, la liturgie ou la traduction des œuvres universelles. Et permettra à la culture arménienne de traverser les dominations arabe, iranienne, turco-mongole ou russe qui se succèdent.

Notre partenaire, BnF les Essentiels, revient sur l'histoire de l’alphabet arménien et sur celle des premiers écrits de cette langue.

Capture d'écran du site BnF Les Essentiels intitulé Quand l'arménien devient une langue écrite

Capture d'écran du site BnF Les Essentiels intitulé "Quand l'arménien devient une langue écrite".

 

Dernière autonomie politique avant l’ère moderne : un nouveau royaume arménien sera créé dans le sillage des croisades. C’est dans la plaine de Cilicie, au sud-ouest de l’Anatolie, et donc en dehors de la zone de peuplement historique arménien, qu’est couronné Léon Ier le Magnifique, « roi des Arméniens », en 1198. La région s’est peuplée de réfugiés arméniens fuyant l’avancée des Turcs seljoukides dans le Caucase et en Asie Mineure.

Pendant près de deux siècles, se rapprochant successivement des croisés francs, de Byzance, nouant même une alliance avec les Mongols non encore convertis à l’islam, l’Arménie cilicienne jouera un rôle actif dans cette longue période d’affrontements entre christianisme et islam. Son dernier roi, Léon V de Lusignan, est vaincu en 1375 par les Mamelouks turcs d’Égypte. Le dernier royaume arménien a vécu.

Le réveil des nationalités

Pendant des siècles, les Arméniens d’Anatolie vivront désormais comme une minorité tolérée dans des empires musulmans. Jusqu’au réveil des nationalités, au XIXe siècle, qui va précipiter l’effondrement de l’Empire ottoman, et le projet génocidaire des ultranationalistes turcs du comité Union et Progrès.

La défaite des ultranationalistes, en 1918, suscite l’espoir de voir renaître une Grande Arménie indépendante. Une éphémère première République d’Arménie sera bien créée dans le Caucase après le retrait de la Russie emportée par la révolution bolchevique.

Date de la vidéo: 2020 Collection:  - La Grande Explication

La révolution russe

Mais, submergée par l’afflux des survivants, la famine qui menace, la pression militaire turque, puis celle des bolcheviques et lâchée par les Occidentaux, elle ne résistera que deux ans. En 1920, elle est avalée par ce qui deviendra peu après l’URSS, d’abord intégrée dans l’Union de Transcaucasie, avec la Géorgie et l’Azerbaïdjan, puis comme République fédérée. 

Devenue indépendante en 1991, au moment de la dislocation de l’Union soviétique, la « 3e » République d’Arménie s’est réveillée enclavée entre Turquie et Azerbaïdjan, deux régimes nationalistes aux origines turques revendiquées. 

Une diaspora de 8 millions de personnes

Ce hiatus entre un passé souvent agité, parfois glorieux, et un présent marqué depuis cent ans par le deuil du génocide de 1915 et l’exode qui a suivi, imprègne la mémoire d’un peuple aujourd’hui en majorité dispersé autour du monde. Les chiffres sont approximatifs, mais les Arméniens de la diaspora seraient aujourd’hui 6 à 8 millions, dont 2 à 3 millions en Russie, plus d’1,5 million aux États-Unis et entre 500 000 et 700 000 en France. 

Entre 1922 et 1927, à la suite du génocide, environ 58 000 réfugiés arméniens ont débarqué dans le port de Marseille, s’insérant progressivement dans la société française en pratiquant des métiers comme cordonniers ou tailleurs. Mais c’est surtout la Seconde Guerre mondiale qui fait d’eux des citoyens français, leur comportement exemplaire dans la Résistance engendrant leur « naturalisation » massive en 1947-1948. La panthéonisation, en 2024, de Missak Manouchian, héros de la Résistance fusillé par les nazis en 1944, vient comme une nouvelle reconnaissance de cette intégration.

Niveaux: Cycle 4 - Lycée général et technologique

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Missak Manouchian

Les Arméniens cachés

Des Arméniens, il en reste également en Turquie, environ 50 000, essentiellement à Istanbul. Mais, d’une certaine façon, ils sont beaucoup plus nombreux : ce sont les « Arméniens cachés ». Certains historiens estiment que 100 000 à 200 000 personnes, surtout des femmes et des enfants, ont échappé à la mort à l’époque du génocide, soit parce qu’ils ont été « kidnappés », « épousés », « adoptés », soit parce qu’ils ont été cachés par des Justes turcs. Gouverneur d’Alep, puis de Konya où il fut muté pour désobéissance, Celal Bey, le plus célèbre d’entre eux, surnommé le Schindler turc, a sauvé 6 000 Arméniens en 1915. « Je suis l’État, et l’État doit protéger les faibles », disait-il. La descendance de ces survivants – « les restes de l’épée », selon l’expression cruelle des Ottomans –, pourrait aujourd’hui représenter des millions de personnes en Turquie, dont certains redécouvrent parfois par hasard leur origine après le décès d’un aïeul. L’existence révélée de ces « Arméniens cachés » symbolise l’ultime soubresaut des événements de 1915.

Pour aller plus loin

En 1915 et 1916, entre 1,2 et 1,5 million d’Arméniens ont été assassinés, victimes d'un implacable programme d'extermination. Plus de cent ans plus tard, et malgré le soutien de 30 pays, la communauté arménienne continue d'œuvrer pour que ces crimes soient reconnus par tous comme génocide. À commencer par leur commanditaire : la Turquie. 

     

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