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Femmes et artistes : parcours singuliers aux XIXe et XXe siècle

Copyright de l'image décorative: © Gallica - BnF

Hélène Bertaux travaillant au modèle de la fontaine Herbet, photographiée par Étienne Carjat en 1864.
Par Catherine Gonnardchargée de mission documentaire à l'INA et co-fondatrice de l’association FAR (Femmes Artistes en Réseaux).
Publication : 08 mars 2024 | Mis à jour : 25 mars 2024

Niveaux et disciplines

Dans un monde où les règles sont dictées par les hommes, dans quelles conditions les femmes deviennent-elles artistes ? Travailler sur les femmes peintres et sculptrices nous oblige à penser les réseaux qu’elles ont pu créer, notamment au XIXe siècle, pour s’entraider, se former et se professionnaliser, malgré le poids des lois et des préjugés.

 

À la fin du XVIIIe siècle, en France, les noms d’Élisabeth Vigée Lebrun (1755-1842), d’Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803), d’Angélique Mongez (1775-1855) et de leurs élèves racontent un accès au statut d’artiste pour des femmes qui s’approprient certains genres picturaux. Toutes font carrière et vivent de leur art, certaines sont très célèbres. De même, au XIXe siècle, des femmes copistes vont être employées en grand nombre, surtout à partir de 1860 : soit pour des commandes pour des églises en plein renouveau chrétien, soit pour la décoration des nouvelles mairies. Mais dans un monde où les règles sont dictées par les hommes, dans quelles conditions les femmes deviennent-elles artistes ? 

À lire les vies de celles qui font carrière dans l'art depuis le XVIe siècle, il est évident qu’il vaut mieux appartenir à une dynastie d’artistes, d’artisans d’art ou tout au moins de marchands d’art pour faire carrière. La formation est faite par les proches, le travail est immédiat dans les ateliers paternels ou d’associés. Celles qui se marient le font dans ces mêmes cercles et bénéficient très tôt des réseaux d’influence de la famille ou de leur mari. 

Tout cela continue bien sûr au XIXe siècle, mais des changements vont se produire, notamment pour les femmes provenant de la bourgeoisie. Elles vont peu à peu accéder à l’enseignement artistique et pouvoir appartenir à différents réseaux d’exposition, de transmission et, surtout, en faire profession.

 

Rosa Bonheur, l’art hors des circuits officiels

En 1804, le Code civil, érigé par Napoléon, enlève tout droit aux femmes mariées. Elles ne peuvent même pas gérer leurs biens. Considérées comme des mineures, elles ne peuvent ni se défendre ni poursuivre quelqu’un en justice… Elles n’ont aucun droit sur leurs enfants, aucun droit civique et politique, mais… une grande égalité avec les hommes pour les impôts, la prison et l’échafaud ! Seul le statut de célibataire va permettre à certaines une totale indépendance à leur majorité.

Ainsi Rosa Bonheur (1822-1899), qui a appris à peindre auprès de son père et aux côtés de ses frères et de sa sœur, va connaître le succès en choisissant la peinture animalière (vaches, ovins, marché de chevaux…) exécutée sur des grands formats, réservés jusque-là aux sujets historiques et aux hommes peintres. Elle gère sa carrière avec sa compagne, Nathalie Micas (1824-1889), qui la soutient et fait en sorte qu’elles puissent vivre de manière indépendante, hors des circuits officiels, en s’appuyant sur le réseau d’un marchand. Dès 1853, sa notoriété sera aussi assurée par des reproductions de son œuvre par la Maison Goupil dont l’ambition est de « mettre l’art à la portée de tous ». Ses œuvres sont achetées en Angleterre, mais aussi aux États-Unis où sont également vendues des poupées à son effigie. Rosa Bonheur sera une des premières artistes à fuir le Salon officiel [1] Le salon de peinture et de sculpture, nommé Le Salon, est créé en 1873. Il permet de présenter lors d’une manifestation annuelle, ouverte au public, des œuvres reconnues de qualité par l’Académie Royale de peinture et de sculpture, puis par l’Académie des Beaux-arts. En 1880, la IIIe République change l’organisation : ce sont les artistes organisés en association qui vont décider des accrochages du Salon des artistes français à partir de 1881. Cependant, il n’y aura aucune femme dans les différents jurys. et à vivre grâce à son réseau de commandes. Elle utilisera les entretiens et les photographies dans la presse pour se faire connaître. Sa notoriété en fera un modèle pour de nombreuses générations d’artistes femmes. Elle acceptera même d’être membre d’honneur de la première organisation de femmes artistes : l’Union des femmes peintres et sculpteurs, en signe de solidarité avec ses consœurs.

Date de la vidéo: 2022 Collection:  - 19 20 Edition nationale

Le bestiaire de Rosa Bonheur

Berthe Morisot, impressionnisme et bourgeoisie

Jusqu’en 1897, les femmes qui veulent devenir artistes n’ont pas accès à l’enseignement gratuit de l’École des Beaux-Arts de Paris. Ce n’est que trois ans plus tard, en 1900, que des ateliers de peinture et de sculpture leurs seront réservés. 

Ne pas avoir accès à ces enseignements signifie qu’il est impossible aux femmes d’accéder aux réseaux de l’école et, donc, d’embrasser une carrière officielle permettant d’exposer au Salon annuel ou d’avoir des commandes publiques.

Ces difficultés sont accentuées par les règles auxquelles les femmes de la bourgeoisie doivent se soumettre. Il n’est en effet pas question, pour celles qui veulent se former à l’art, de marcher seules dans les rues, dans les jardins publics ou de s’entraîner à copier au Louvre sans être accompagnées. Comment faire, si on n’a pas la liberté de flâner ou celle de sortir seule le soir, pour regarder, observer le monde comme on veut ? Même le choix des maîtres auprès desquels elles peuvent se former est assujetti à des critères de bienséance. Difficile, aussi, de progresser sans avoir accès aux cours d’anatomie, de perspective et d’esthétique enseignés aux messieurs à l’École des Beaux-Arts. Impossible également pour ces artistes de participer aux discussions qui, d’un atelier à l’autre, forgent les réflexions, les prises de position, les engouements. Impossible aussi d’aller dans les cafés parisiens où s’ébauche de plus en plus la vie intellectuelle artistique.

Le premier mouvement pictural à accepter des femmes dès sa création sera l’impressionnisme : c’est aux côtés de ses confrères artistes que, dès la première exposition du groupe en 1874, Berthe Morisot (1841-1895) présente ses toiles chez le photographe Nadar. Née dans un milieu bourgeois, elle peut, avec sa sœur Edma, bénéficier des leçons de peintres renommés (Guichard, Corot). Elles sont toutes deux encouragées par leur mère qui les soutient et les accompagne dans les lieux d’enseignement, mais aussi par leur père qui ouvre le salon familial à leurs professeurs ainsi qu’à leurs amis. Les séjours d’été leur permettent aussi d’élargir le cercle de leurs relations lors de séances de peinture en plein air. En 1868, le peintre Henri Fantin-Latour (1836-1904) présente Berthe et Edma à Édouard Manet (1832-1883). Très vite, les familles se lient et se reçoivent les mardis chez Mme Morisot, les jeudis chez Mme Manet. Les deux sœurs y rencontrent Edgar Degas (1834-1917), Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), Alfred Stevens (1823-1906)… Elles participent ainsi aux discussions et débats qui entourent le mouvement naissant. 

En se mariant en 1869, Edma va arrêter de peindre alors que Berthe trouvera en 1874, auprès du frère de Manet, Eugène, un mari et un allié. Les thématiques abordées par les impressionnistes sont aussi plus accessibles à une femme : portraits, intérieurs, jardins… Berthe peut rester dans le périmètre de son environnement familial, d’autant que les œuvres sont dans des formats compatibles à des intérieurs bourgeois. Après avoir exposé au Salon officiel de 1864 à 1873, elle choisit de présenter son travail dans un courant artistique encore marginalisé, l’impressionnisme, en rupture avec ce Salon, ce qui dit aussi sa grande conscience de la nécessaire rupture pour un renouveau pictural. Son parcours n’a été possible que parce qu’elle n’aura jamais à gagner sa vie, même si la vente de ses tableaux aurait pu le lui permettre.

En 1874, Berthe Morisot présente audacieusement la peinture ci-dessous, Le Berceau, à la première exposition du groupe des Indépendants. Par cette œuvre, elle offre une vision singulière du monde féminin et parvient à s’affirmer en tant que femme peintre.

 

Le Berceau de Berthe Morisot

Le Berceau de Berthe Morisot, huile sur toile, 1872. Une sœur de l'artiste, Edma, veille sur le sommeil de sa fille.

Sur le site Panorama de l'art, retrouvez une analyse du Berceau.

Louise Breslau, « La France protectrice des artistes »

Devant l’impossibilité d’entrer à l’École des Beaux-Arts, certaines artistes de milieux moins privilégiés et d’une autre génération vont, au tournant du XIXe siècle, se diriger vers les académies privées qui s’ouvrent à Paris. Elles s’adressent à des artistes étrangers ou à des artistes désireux d’un enseignement plus libre.

En 1866, Rodolphe Julian créée une académie dans laquelle il dispense un enseignement artistique de qualité. Si, à partir de 1873, l’atelier est mixte – le premier du genre à Paris –, Julian rassure cependant les familles en proposant un atelier de même niveau réservé aux femmes en 1876. Elles ont les mêmes professeurs que les hommes, mais elles paient cependant beaucoup plus cher pour accéder aux cours. 

Les femmes viennent nombreuses, et de différents pays, pour se former à  l’académie Julian. Ainsi Louise Breslau (1856-1927), née en Suisse, suit d'abord les cours d’un portraitiste à Zurich avant de se rendre en 1876 à Paris. À l’atelier des femmes, elle noue des amitiés qui vont l’accompagner toute sa vie. La peintre Marie Bashkirtseff (1858-1884) devient ainsi sa meilleure amie... et ennemie ! Leur relation s’apparente à une compétition, bénéfique pour les deux. En 1879, Louise Breslau emménage dans un grand appartement avec deux amies, Sophie Schaeppi (autre artiste suisse de l’atelier) et la chanteuse italienne Maria Fuller, créant une sorte de colocation féminine d’artistes. C’est un moyen astucieux pour partager des frais de location et de modèles, bénéficier d’un soutien moral, d’une vie affective et d’une vie sociale. De nombreuses étrangères vont ainsi former des sortes de phalanstères féminins jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Louise Catherine Breslau 1912

Louise Catherine Breslau (1857-1926) dans son atelier en 1912. Bibliothèque nationale de France.

Louise Catherine Breslau (1857-1926) dans son atelier en 1912.

 

Pour s’exercer en plein air, Louise Breslau parcourt la Bretagne, lieu de séjour artistique pour de nombreux artistes hommes et femmes, britanniques, américains et nordiques. Depuis 1865, le train permet d’accéder à cette région facilement et à moindre coût en été, au moment où les ateliers sont fermés. Le travail en plein air permet de rencontrer d’une manière moins protocolaire les hommes artistes et de créer ainsi de nouveaux réseaux.

Louise Breslau arrête sa formation à l’académie Julian en 1879. À partir de 1880, elle aura son propre atelier, dans lequel elles pourra travailler sur de grands formats. En 1890, elle devient membre du salon de la Société nationale des Beaux-Arts et devient une portraitiste reconnue et réclamée. En 1904, la galerie Georges Petit organise sa première exposition personnelle à Paris. Louise Breslau devient ainsi pour les femmes un modèle de professionnalisation s’appuyant sur les réseaux d’atelier. En 1925, l’Union des femmes peintres et sculpteurs la sollicite pour qu’elle anime une conférence en l’honneur des femmes artistes. Elle l’intitule : « Les difficultés de la carrière - La France protectrice des artistes ».

1881 : l’Union des femmes peintres et sculpteurs

Lorsque la sculptrice Hélène Bertaux (1825-1909) crée, en 1881, l’Union des femmes peintres et sculpteurs avec quelques amies et élèves, elle ne peut imaginer qu’elle donne vie à un réseau qui va durer jusqu’en 1995 ! 

En 1881, Hélène Bertaux est une sculptrice reconnue ayant reçu de nombreuses commande d’État. Consciente des difficultés de formation rencontrées par les sculptrices, elle ouvre son propre cours en 1873, puis fait construire un bâtiment comportant de vastes ateliers en 1876 [2] L’école fermera en 1883, peu de temps après la création de l’Union. . En 1878, elle est la première artiste à demander officiellement l’ouverture d’un atelier pour les femmes à l’École des Beaux-Arts.

 

Qu’est-ce que l’Union des femmes peintres et sculpteurs ? Le premier article des statuts de l’Union insiste sur deux stratégies : la monstration des œuvres et la défense des artistes femmes comme groupe professionnel. Au départ, pas de jury d’admission [3] Un jury n’apparaîtra qu’à partir de la présidence de Virginie Demont-Breton (1859-1935) en 1894.  pour les œuvres présentées au Salon de l’Union qui démarre en 1882 : toutes les œuvres ont droit à la cimaise. Le succès de l'événement est rapide, une abondante presse le commente et il va faire partie des grands salons d’artistes qui ponctuent l’année artistique. À partir de 1888, il est inauguré par le président de la République. En 1892, l’Union est déclarée d’utilité publique. L’État y achète régulièrement des œuvres à partir de 1900. 

La force de l’Union réside dans les luttes qu’elle entreprend pour la reconnaissance professionnelle des femmes artistes : accès à l’enseignement de l’École des Beaux-Arts, possibilité de concourir pour le prix de Rome et d’avoir les honneurs de l’Institut. À partir de 1890, un bulletin permet aux membres de communiquer et de s’informer sur les différents aspects de la profession. 

En 1889, l’Union se lance à l’assaut de l’École des Beaux-Arts : pétitions, articles dans la presse féministe vont se multiplier. En 1897, l’admission à l’École est acquise, même s'il faut attendre 1900 pour que deux ateliers soient ouverts aux femmes. C’est seulement en 1911 que la sculptrice Lucienne Heuvelmans est déclarée Grand Prix de Rome, prix prestigieux s’il en est. Au moment où les femmes artistes sont reconnues par l’École des Beaux-arts, cet établissement a perdu de son importance et les réseaux de la modernité, ceux des académies où les femmes ont déjà leur place, prennent le dessus. La victoire d’Heuvelmans est symbolique, mais officialise l’entrée des femmes artistes dans la profession.

Pour aller plus loin

     

Une nouvelle approche de l'amour maternel

Le site Histoire par l'image consacre un article à l'amour maternel au XIXe siècle. Les œuvres de trois artistes, Berthe Morisot, Eugène Carrière et Maurice Denis, y sont analysées.

Capture d'écran L’amour maternel au XIXe siècle du site L'histoire par l'image

L'amour maternel au XIXe siècle sur le site Histoire par l'image

Femmes et peintres dans l'histoire

Plusieurs articles réservés aux femmes peintres sur le site Histoire par l'image.

Capture d'écran Les femmes peintres ou sculptrices sur le site Histoire par l'image

Lien vers l'album Les femmes peintres ou sculptrices sur le site Histoire par l'image

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