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Juger le génocide des Tutsi rwandais : le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)

Copyright de l'image décorative: AFP PHOTO/Tony KARUMBA

Accueil du Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha, en Tanzanie.
Par Timothée Brunet-Lefèvredocteur en études politiques de l'EHESS
Publication : 05 avr. 2024 | Mis à jour : 05 avr. 2024

Niveaux et disciplines

Récolter les preuves du génocide, confronter les auteurs à leurs actes, juger les responsables, ne pas laisser ce crime contre l'humanité impuni. Tels sont les objectifs du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé le 8 novembre 1994 par le Conseil de sécurité de l’ONU.

Le 13 avril 1994, alors que le génocide entre dans sa deuxième semaine, le représentant du Front patriotique rwandais (FPR) à l’Organisation des Nations unies (ONU), Claude Dusaïdi, alerte le Conseil de sécurité sur le génocide commis au Rwanda par les extrémistes hutu. Il appelle ainsi les États membres à établir sans tarder un tribunal international pour appréhender et punir les autorités du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), constitué cinq jours plus tôt à Kigali, la capitale du Rwanda. 

Avant lui déjà, les membres d’organisations non gouvernementales, qui avaient dénoncé dès 1991 les violations des droits de l’homme au Rwanda, ont cherché à sensibiliser les instances internationales pour enrayer l’impunité dans le pays.

La communauté internationale n’étant pas intervenue pour mettre fin aux massacres, des collectifs se sont consacrés à récolter des preuves pour juger les responsables du génocide. 

1. Un projet de justice pénale internationale

Cet appel a été entendu. Le 8 novembre 1994, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 955 portant création d’un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), avec comme mandat de poursuivre les auteurs de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de violations du droit humanitaire au Rwanda en 1994. Le travail de ce tribunal vise à contribuer « au processus de réconciliation nationale ainsi qu’au rétablissement et au maintien de la paix ». La création d’un tribunal ad hoc pour le Rwanda s’inscrit dans le sillage de celle du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie un an plus tôt, avec lequel le TPIR partage le même bureau du procureur chargé des poursuites jusqu’en 2003.

Date de la vidéo: 2017 Collection:  - Décryptage

Bilan du TPI pour l'ex-Yougoslavie

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Installé à Arusha en Tanzanie, ville où s’étaient tenues les négociations pour un protocole de paix entre le FPR et le gouvernement rwandais dans les années 1990, le TPIR a alors pour mission première de juger les hautes autorités du génocide. Beaucoup d'entre elles ont fui le Rwanda au cours de l’été 1994.

Entre ses premières audiences en 1997 et sa fermeture en 2015, 93 individus ont été mis en accusation devant le TPIR : sur 75 personnes jugées, 61 ont été condamnées et 14 acquittées. Les suspects jugés à Arusha étaient des personnalités politiques, des hauts gradés, des préfets ou des autorités locales, leaders de groupes miliciens ou hommes d’affaires ; des détenteurs de l’autorité à différentes échelles en 1994.

2. Rendre compte d’un génocide

Les affaires traitées par le TPIR reflètent les dynamiques collectives du génocide et livrent un panorama du rôle des autorités, nationales comme locales, dans les massacres. De nombreuses procédures sont ainsi regroupées en fonction de l’appartenance des mis en cause à un groupe de pouvoir défini, à l’image des procès dits « Militaires I » et « Militaires II », qui réunissent les haut-gradés des Forces armées rwandaises (FAR). À l’issue du premier procès, le colonel Théoneste Bagosora, personnage clé dans l’élaboration du génocide, est condamné en compagnie de deux officiers ayant dirigé les forces armées dans le massacre de la population tutsi, le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva et le major Aloys Ntabakuze. 

Des regroupements similaires sont opérés par régions : l’ancien ministre des Transports André Ntagerura, le lieutenant Emmanuel Imanishimwe et le préfet Emmanuel Bagambiki, sont jugés côte à côte lors du procès dit de « Cyangugu », nom d’une préfecture du sud-ouest du Rwanda. Il en est de même pour le préfet de la région voisine de Kibuye, Clément Kayishema, ancien médecin condamné à la perpétuité, notamment pour son rôle dans le massacre des réfugiés tutsi à Bisesero entre mai et juin 1994, aux côtés de l’homme d’affaires Obed Ruzindana.

Les autorités politiques sont, elles aussi, au cœur de longs procès, à l’image des dirigeants de partis extrémistes hutu comme Mathieu Ngirumpatse, président du parti présidentiel MRND en 1994, et son vice-président, Édouard Karemera. C’est aussi le cas pour d’autres relais importants du génocide, comme les acteurs clés de la propagande anti-tutsi – dont le fondateur de la Radio-Télévision libre des mille collines (RTLM), Ferdinand Nahimana, et le rédacteur en chef du journal Kangura, Hassan Ngeze –, jugés lors du procès des « Médias ».

Aux personnalités d’envergure nationale s’ajoutent des autorités locales, comme les personnalités religieuses. Trois prêtres sont ainsi déférés devant le TPIR et deux d’entre eux sont condamnés à de lourdes peines pour leur participation aux massacres. 

Premières autorités administratives locales, de nombreux bourgmestres sont jugés devant les chambres du TPIR, à l’image de Jean-Paul Akayesu. Premier accusé du génocide à comparaître devant le TPIR, l’ancien bourgmestre de la commune de Taba était réfugié en Zambie avant son extradition à Arusha en mai 1996. Le jugement de l’ancien édile, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en septembre 1998, apparaît comme l’acte fondateur du TPIR, à l’issue d’un difficile parcours de reconnaissance. Saisi par l’ONG rwandaise Pro-Femmes/Tweze Hamwe, le procureur a rouvert son enquête pour faire place à des rescapées du génocide victimes de viols et de violences sexuelles. Avec la condamnation d’Akayesu, les juges du TPIR reconnaissent le viol comme un acte « constitutif du crime de génocide », posant ainsi un précédent majeur pour le droit pénal international et pour la compréhension du génocide. 

C’est aussi à Arusha qu’est condamnée pour la première fois une femme, l’ancienne ministre de la Famille et de la Promotion féminine, Pauline Nyiaramsuhuko, pour crimes contre l’humanité et génocide, notamment pour avoir appelé aux viols des femmes tutsi. 

3. Le déroulement des procès

Les procès au sein des chambres du TPIR se sont déroulés dans un cadre procédural propre à la justice pénale internationale, en grande partie forgée par les pratiques anglo-saxonnes de la « common law » : le procureur du Tribunal et son équipe sont chargés de mener les poursuites puis les enquêtes, avant de soumettre le résultat de leurs investigations aux juges lors des procès. Face à eux, les accusés sont représentés par des équipes d’avocats, répondant aux allégations portées devant la cour par le procureur. Les témoins appelés par l’une des deux parties sont interrogés par celle-ci, puis un contre-interrogatoire est mené par la partie adverse. À l’issue des débats, les juges se prononcent dans de longs jugements, motivés point par point. 

Dans ces longs face-à-face, les victimes du génocide appelées à la barre ne bénéficient d’aucune représentation légale et d’aucun statut particulier : elles viennent à la barre en tant que témoins et sont parfois violemment prises à partie par les équipes de la défense – un point qui suscite de très nombreuses critiques à l’encontre de l’instance internationale, jugée peu soucieuse du sort des victimes à nouveau violentées, cette fois psychologiquement et émotionnellement, lors des audiences. Cette situation ravivera de profondes tensions entre le TPIR, le Rwanda et les associations de victimes. 

4. Un héritage judiciaire et historique

À cet égard, l’héritage du TPIR est contrasté, comme son bilan et son impact sur la société rwandaise. Certaines décisions restent controversées, notamment l’acquittement pour le chef d’accusation « d’entente en vue de commettre le génocide » de plusieurs accusés comme le colonel Théoneste Bagosora. Cet acquittement, comme d’autres décisions, illustre les difficultés qu’ont eues les équipes d’enquête à saisir le caractère politique du génocide et de sa préparation. 

Malgré cela, les salles d’audience d’Arusha ont été un lieu essentiel de témoignage sur le génocide : les rescapés comme certains participants au génocide ont eu l’occasion de raconter les faits, ainsi que des historiens et d’autres témoins internationaux présents au Rwanda en 1994[1] Sur ce point, voir l’important travail d’Ornella Rovetta sur le TPIR comme source d’histoire dans sa thèse, Le Tribunal pénal international pour le Rwanda comme source d’histoire ?, thèse en histoire, ULB, 2013 (dont est tiré Le génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice internationale, Paris, Belin, coll. « Une nouvelle histoire du temps présent », 2019). . Leurs dépositions, comme les riches informations rassemblées par les équipes d’enquête, ont produit une ressource importante sur le génocide des Tutsi rwandais et contribué à établir la réalité du massacre organisé d’envergure visant à éradiquer les Tutsi : dans leur jugement rendu le 16 juin 2006, les juges d’appel du TPIR ont dressé le « constat judiciaire » du génocide des Tutsi au Rwanda qui, dès lors, est reconnu pénalement comme « un fait de notoriété publique » ne pouvant être disputé ou nié.

Après la fermeture du Tribunal le 31 décembre 2015, un mécanisme de justice international – qui avait été créé par le Conseil de sécurité de l’ONU en 2010 pour un usage temporaire – prend sa suite. Le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (ou « Mécanisme ») traite les dernières affaires liées notamment à des fugitifs. En mai 2020, Félicien Kabuga, ancien proche de la famille du président rwandais Habyarimana et soutien financier du génocide, a été interpellé à Asnières-sur-Seine, dans les Hauts-de-Seine. Son procès s’ouvre à La Haye en octobre 2022. Seulement, à 87 ans, l’ancien homme d’affaires proche du pouvoir est grandement diminué. Des experts psychiatres estiment, un an plus tard, que son état de santé ne lui permet pas de subir son propre procès. 

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