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Le génocide des Tutsi du Rwanda : le rôle des médias extrémistes

Copyright de l'image décorative: © Alexander Joe / AFP

Un jeune homme, que des Hutu disent appartenir au Front patriotique rwandais (FPR), est battu le 27 mai 1994 sur la route de Gitarama, à 40 km de Kigali.
Par Juliette Bourdoctorante en histoire contemporaine à l'EHESS.
Publication : 05 avr. 2024 | Mis à jour : 12 juil. 2024
Temps de lecture : 7 min

Niveaux et disciplines

En 2003, les juges du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ont condamné Hassan Ngeze, Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza pour avoir provoqué la mort de milliers de civils innocents sans pour autant avoir utilisé d'armes à feu, de machettes ou d'armes blanches. Ces trois journalistes rwandais ont ainsi été reconnus coupables « d'incitation directe et publique au génocide » à travers les médias qu'ils dirigeaient en 1994. Ainsi, entre avril et juillet 1994, de 800 000 à 1 million de Tutsi rwandais ont été exterminés à la suite des incitations à la haine diffusées, entre autres, sur les ondes de la tristement célèbre Radio-Télévision libre des mille collines (RTLM). Surnommés aujourd’hui les « médias du génocide », la radio comme la presse extrémiste ont joué un rôle crucial dans la propagation d'une idéologie raciste et déshumanisante à l'encontre de la minorité tutsi. Ils se sont également impliqués dans la mise en œuvre pratique des massacres en encourageant la population à participer aux tueries et en révélant les cachettes de certains Tutsi. Ces médias ont d’ailleurs usé de leur influence néfaste bien avant le début du génocide puisque, dès 1990, ils avaient commencé à faire circuler l’idée d’une prétendue « menace » tutsi.

La construction médiatique d’une « menace » tutsi

Depuis octobre 1990, avec la guerre opposant le Front patriotique rwandais (FPR) au régime de Juvénal Habyarimana, le président du Rwanda, les médias sont devenus un terrain du combat politique. Les plus extrémistes d’entre eux sont utilisés par l'État pour répandre une propagande hostile à l'armée rebelle et aux Tutsi résidant au Rwanda, présentés comme des « complices » du FPR en raison d'une prétendue affinité « raciale ». Majoritairement composé de Tutsi exilés fuyant les persécutions et massacres des décennies précédentes, le FPR revendique le droit de retour au Rwanda des membres de cette communauté. Afin de le discréditer, la presse extrémiste caricature le FPR comme un mouvement cherchant à rétablir la monarchie pour asservir les Hutu, avec le soutien d'une prétendue cinquième colonne : les Tutsi rwandais, dépeints comme une « race dominatrice assoiffée de pouvoir et de sang ».

Au sein de cette presse ultraradicale en plein essor, le bimensuel Kangura, dont le titre signifie littéralement « Réveille-le », se distingue. Ce magazine exhorte l’ensemble des Hutu à prendre au sérieux la menace tutsi et à s'organiser. Tiré à plus de 10 000 exemplaires – un chiffre considérable pour l’époque –, les articles, souvent lus en groupe, sont accompagnés de caricatures afin d’être accessibles au plus grand nombre. Rapidement, la vision de « l'ennemi » promue par Kangura inclut non seulement les hommes tutsi, mais aussi les femmes et les enfants. Cela est notamment illustré dans le célèbre texte « Les Dix commandements du Hutu », publié dans le journal début décembre 1990 et dont le premier point affirme :

Tout Hutu doit savoir qu’une femme tutsi, où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent, est traître tout Hutu qui […] fait d’une femme tutsi sa secrétaire ou sa protégée.

Extrait des « Dix commandements du Hutu » publiés dans le journal Kangura en décembre 1990.

Des stéréotypes coloniaux à la « chasse aux complices »

Ces directives ravivent les stéréotypes coloniaux d’une femme tutsi apparemment plus belle mais également plus rusée que leurs concitoyennes hutu. Dépeintes comme des espionnes à la solde du FPR et de leur ethnie, les femmes tutsi sont constamment représentées dans des situations sexuelles suggestives et sont opposées aux nouvelles « mères de la race » hutu. Au début des années 1930, la mise en place, par l’administration coloniale belge, des cartes d’identité avec mention de l’ethnie introduit également l'idée de la nécessité d'une filiation « pure » avec la promotion d’une nation rwandaise « hutuisée ».

De manière très concrète, la presse soutient les persécutions contre la minorité tutsi. Dans la capitale, Kigali, les 4 et 5 octobre 1990, lors de l'opération de « chasse aux complices », plus de 10 000 personnes, Tutsi et opposants, sont arrêtées et jetées en prison de manière arbitraire. Le journal Kangura dénonce ainsi le directeur de l'hôpital de la ville pour avoir embauché « trop » d'infirmières tutsi, mettant ainsi « en danger » la vie des patients hutu. Dans tous les domaines et sous toutes ses formes, le Tutsi devient l’ennemi dont il faut se méfier.

Appels à la haine sur Radio Rwanda

En juillet 1991, avec l'ouverture du Rwanda au multipartisme, les nouveaux partis d'opposition lancent leurs propres journaux. Alors que de nombreux titres ont une approche modérée, plusieurs médias se radicalisent en adoptant une position extrémiste, comme en témoigne la création du journal Interahamwe, nommé d'après la milice du même nom fondée en 1992. Constitués majoritairement de jeunes hommes affiliés au mouvement de jeunesse du parti présidentiel MRND, les interahamwe – littéralement « ceux qui travaillent ensemble », en langue bantoue – sont rapidement formés et armés par des militaires au nom d’une politique dite « d’autodéfense civile ». Dès 1993, une mouvance politique se distingue, le « Hutu Power », appelant les Hutu à dépasser les clivages partisans au nom d’une alliance raciale. Cette dérive raciste se retrouve au sein de nombreux journaux. 

Des propos similaires sont tenus sur les ondes, notamment sur Radio Rwanda. La radio d’État a jusqu’au début des années 1990 la réputation d’être ennuyeuse. Mais elle adopte une position extrémiste sous la direction de Ferdinand Nahimana, un propagandiste de premier plan. En 1992, les rumeurs et fausses informations diffusées par la station contribuent aux massacres du Bugesera dont le bilan humain est estimé à environ 300 morts.

Sur les ondes, les Tutsi appelés « cafards »

C’est la RTLM qui prend le relai et devient, à partir de sa création en 1993, la radio de la haine. Station privée fondée par des figures du Hutu Power, celle-ci s'est immédiatement présentée comme la voix du peuple hutu.

Se voulant interactive et joyeuse, la RTLM est populaire pour sa musique zaïroise entraînante et les vives conversations de ses animateurs. Les journalistes passent cependant une grande partie de la journée à marteler aux Rwandais, sous-entendus hutu, de se méfier de leurs ennemis communs : le FPR, les Tutsi et leurs « complices » de l'opposition politique. Les Tutsi y sont systématiquement déshumanisés en étant qualifiés d'inyenzi (cafards) ou d'inzoka (serpents). Les chansons de Simon Bikindi, en particulier son titre Nanga Abahutu (Je hais ces Hutu), rencontrent un certain succès et sonnent comme un appel à la violence.

Le 6 avril 1994, à la suite de l'attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana – qui appartient à l’ethnie hutu –, c’est la RTLM qui annonce la mort du chef d’État rwandais et incite immédiatement les Hutu à la venger. Le FPR et les Tutsi sont accusés d’être à l’origine de cette attaque. Militaires, autorités civiles et milices, avec le concours d’une partie de la population civile, se lancent aussitôt dans les tueries systématiques de leurs voisins et proches tutsi. Le gouvernement intérimaire génocidaire distribue des postes de radio à travers tout le pays afin de s’assurer le soutien de la population hutu, ainsi qu’une diffusion plus large de sa propagande. À chaque barrage routier, les miliciens chargés d'éliminer les Tutsi en possèdent un. La RTLM les encourage à poursuivre leurs actions meurtrières, appelant les Hutu à participer aux massacres, tout en divulguant des informations sur la localisation de certains Tutsi. Les meurtres sont célébrés au son de chansons aux paroles explicites :

Ils ont été massacrés, venez chers amis, félicitons-nous, les Inkotanyi [nom des soldats du FPR] ont été exterminés, venez chers amis, félicitons-nous, Dieu est juste !

Message de haine diffusé sur la RTLM pendant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

Le rôle incendiaire des médias tout comme leur utilisation concrète dans l’extermination explique les jugements rendus, au TPIR comme au Rwanda, contre de nombreux journalistes. Les tribunaux se sont ainsi largement penchés sur le double langage utilisé par la radio, appelant notamment les Hutu à « travailler », ce qui, entre avril et juillet 1994, signifie « tuer ». 

Au nom d’une propagande gouvernementale extrémiste, les médias ont participé à construire et à diffuser une idéologie raciste et haineuse à l’encontre de Tutsi rwandais systématiquement présentés comme des ennemis infiltrés parmi la population hutu. Tant par l’usage de la désinformation et des rumeurs mortifères que par des appels aux meurtres des Tutsi identifiés et dont la localisation est révélée, ces quelques journaux et stations de radio ont permis une large mobilisation des esprits au sein de la population hutu, mais aussi une facilitation du passage à l’acte.

Pour aller plus loin

     

Livres

  • Jean-Pierre Chrétien (dir.), Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995. 
  • Human Rights Watch/ FIDH, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p92-100.
  • Jean-Pierre Chrétien, et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et Génocide. L'idéologie hamitique, Paris, Belin, 2016. 
  • Florent Piton, Le génocide des Tutsi du Rwanda, La Découverte, 2018.

Documentaire

7 jours à Kigali - La semaine où le Rwanda a basculé. Mehdi Bâ, Jérémy Frey, France, 2014, 60 minutes.

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