Serge Reggiani : Le Dormeur du val

Contexte historique

Le Dormeur du val est un sonnet en alexandrins composé par Arthur Rimbaud alors qu’il n’a pas encore 16 ans. Il fait partie du second ensemble de feuillets du Cahier de Douai (appelé aussi Cahier Demeny, du nom du poète et professeur Paul Demeny à qui Rimbaud confie ses écrits à l’automne 1870. Il lui demandera de tout brûler, ce qui, évidemment, ne sera pas fait).

Le Dormeur du val s’inscrit dans le contexte d’une France en pleine tourmente politique et militaire, marquée par la guerre franco-prussienne déclarée par la France le 19 juillet 1870 et achevée le 4 septembre suivant, seulement quelques semaines plus tard, après que Napoléon III a été fait prisonnier. Daté d’octobre 1870, ce poème est écrit lors d’une fugue durant laquelle Rimbaud aurait probablement traversé des zones dévastées par la guerre. En effet, c’est à Sedan, à une vingtaine de kilomètres de sa ville natale, Charleville (dans les Ardennes), que Napoléon III capitule après une bataille décisive au cours de laquelle de nombreux soldats périssent. Cette défaite conduit à la proclamation, en France, de la IIIe République. Ce poème dénonce avec force et sobriété l’horreur du conflit en décrivant une nature paisible et sereine qui contraste violemment avec la mort du soldat annoncée dans le dernier vers. Rimbaud a utilisé ce contexte troublé pour créer une œuvre poignante.

Le Dormeur du val a eu une influence profonde sur la poésie française. Son style novateur, ses images puissantes et la juxtaposition d’éléments contradictoires utilisée ont inspiré de nombreux poètes et écrivains du XXe siècle (Mallarmé, Jean Moréas ou encore Apollinaire). Les thèmes de la guerre et de la mort qu’il aborde lui ont conféré une résonance particulière pendant et après les conflits mondiaux du XXe siècle.

Faisant partie du patrimoine culturel français, ses vers ont été repris et référencés dans de nombreuses œuvres artistiques, musicales et cinématographiques. Ainsi, Serge Reggiani, Yves Montand, Sapho et Jean-Louis Aubert l’ont mis en musique et chanté tandis que Martine Redon l’a récité dans un spectacle de Jacques Dupin dédié à Rimbaud et joué en 1969.

Éclairage média

Ce que Paris chante est une émission de variétés diffusée en couleurs sur la deuxième chaîne de la télévision française entre le 29 septembre et le 15 novembre 1973. Ce programme retrace l’histoire des cabarets parisiens et en montre la richesse et la variété au téléspectateur. Ce dernier, à chaque nouvelle émission, découvre un nouveau cabaret, disparu ou non, à travers quelques documents d’archives et l’interview de personnalités de l’époque qui, à travers l’évocation de leurs souvenirs, redonnent vie à ces lieux. Ces derniers servent aussi de cadre aux chanteuses et chanteurs français les plus célèbres de l'époque pour interpréter leurs chansons.

Ce premier numéro se déroule en partie à « La Rose rouge », situé à Saint-Germain-des-Prés, un cabaret dans lequel Juliette Gréco et les Frères Jacques, notamment, firent leurs débuts. On découvre d’ailleurs ici le quatuor interpréter leur chanson L’Étrange Concert. Se produisent également dans l’émission Jacques Higelin, Raymond Devos, Brigitte Fontaine ou bien encore Coluche. Entre chaque interprétation, Pierre Richard et Yves Robert jouent de courts sketchs.

C’est lors de cette première diffusion que Serge Reggiani, accompagné d’un accordéoniste et d’un pianiste, chante le poème Le Dormeur du val le 29 septembre 1973 avant d’interpréter Le Déserteur, un poème de Boris Vian. Serge Reggiani jouit alors d’une popularité solidement établie. Issu d’une famille italienne modeste, arrivé en France à l’âge de 8 ans, il commence une carrière de comédien et d’acteur en 1941 et joue auprès des plus grands, partageant la scène avec Jean Marais et l’écran avec Jean Cocteau ou encore Simone Signoret. Il tournera sous l’égide de réalisateurs tels que Jean-Pierre Melville, Luchino Visconti ou encore Claude Chabrol et Claude Sautet avant de poursuivre vers la chanson à 42 ans. Simone Signoret, devenue une amie proche, lui présente Jacques Canetti. Celui-ci lui propose de participer à l’intégrale des 100 chansons de Boris Vian, lui offrant une première occasion de lier littérature et musique. Dans son second album sorti en 1967, certaines chansons sont précédées par un poème mis en musique qui introduit le thème de la chanson, témoignant de l’amour que Serge Reggiani porte à la littérature française. S’il travaille par la suite avec des paroliers de renom, mais aussi la jeune génération, il a à cœur de continuer à interpréter certains poèmes de Baudelaire, de Prévert ou encore de Rimbaud, comme lors de ce passage dans l’émission Ce que Paris chante.

Cette interprétation, au carrefour de la lecture, de la mise en voix et de la chanson, illustre à la fois le talent de chanteur, mais aussi d’acteur de Serge Reggiani. Le choix du gros plan, la fumée de cigarette que l’on distingue à l’écran donnent une impression de proximité avec l’artiste (rappelons qu’il fut un temps où la cigarette s’affichait partout, y compris sur les plateaux télé, jusqu’à ce que la loi Evin interdise en 1992 de fumer dans des lieux publics fermés).

Ce choix de prise de vue permet aussi au spectateur de pleinement partager l’émotion du comédien face au destin tragique de ce soldat en se concentrant sur les expressions de son visage. Mouvements de la tête, yeux fermés pour mieux s’imprégner du poème, regard qui devient plus fixe à mesure que la fin tragique approche sont autant de gestes avec lesquels Serge Reggiani nous emporte avec lui dans son interprétation du Dormeur du val.

L’accompagnement musical, discret, souligne son timbre unique et contribue à créer une ambiance champêtre. Puis, à mesure que l’accordéon disparaît, l’atmosphère se fait plus pesante, les touches de piano effleurées doucement venant souligner la voix plus grave de Serge Reggiani tandis qu’il énonce le dernier vers.