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« Les Nymphéas » de Claude Monet : du paysage à l’œuvre monumentale

Copyright de l'image décorative: Steven Zucker, Smart History, Flickr

Par Claire Maingonmaître de conférences en histoire de l'art contemporain à l'Université de Rouen.
Publication : 04 déc. 2023 | Mis à jour : 19 déc. 2023

Niveaux et disciplines

Dernière grande œuvre de Claude Monet (1840-1926), le cycle des Nymphéas occupe deux salles du musée de l’Orangerie à Paris. Il se présente sous la forme de plusieurs panneaux composant un monumental paysage d’eau (200 mètres carrés) dont les motifs principaux sont des nymphéas, ces fleurs caractéristiques du jardin du peintre à Giverny (Normandie). Monet est avant tout un paysagiste. Sa première toile célèbre, Impression soleil levant (1872, musée Marmottan) a donné son nom au mouvement impressionniste. Le cycle des Nymphéas est entrepris pendant la Grande Guerre. Monet donne vie à l’un de ses vieux rêves : exécuter une grande œuvre décorative.

Peint entre 1897 et 1926, le cycle des Nymphéas est donc une gigantesque huile sur toile, haute de 1,97 mètre, longue d'environ 100 mètres linéaires, pour une surface d'environ 200 m2.

Ce cycle est exceptionnel à plusieurs titres : d’une part, il s’agit d’un extraordinaire accomplissement esthétique de la part d’un peintre déjà âgé, confronté à des problèmes de vue. D’autre part, Monet est le scénographe de son œuvre car il a lui-même pensé le dispositif de présentation de ses toiles dans le musée de l’Orangerie. Enfin, il s’agit aussi d’un « monument » commémoratif peint, le cycle ayant été offert en 1922 par Monet à l’État en célébration de la victoire de la France en 1918.

Dans l’atelier de Monet à Giverny

Tête de file du mouvement impressionniste, Claude Monet connaît des années de grande misère avant d’être enfin reconnu grâce au soutien du marchand Paul Durand-Ruel, dans les années 1890. C’est à cette période qu’il achète la maison de Giverny, qu’il habite avec sa famille depuis 1883. Dès lors, le motif des nymphéas apparaît dans ses toiles de chevalet. Le jardin est la grande passion de l’artiste pour qui l’horticulture n’a aucun secret. Organisant ses plantations comme s’il composait une palette, il mélange plantes rares et ordinaires de manière à voir fleurir une véritable symphonie de couleurs durant les belles saisons. Au début des années 1890, Monet fait dévier un bras de l’Epte pour créer un bassin artificiel qui devient le bassin aux nymphéas (variété de nénuphars) que surplombe un pont japonais. Il commence à peindre ces fleurs sur l’eau.

Dès 1900, ce motif devient une véritable obsession. Sur des tableaux de chevalet, Monet peint des nymphéas, y consacrant toute sa journée de 7 heures à 11 heures, puis de 13 heures à 15 heures, selon ses habitudes. Bien que le sujet paraisse peu vendeur à son marchand Durand-Ruel, une exposition est organisée dans sa galerie en 1909 sous le titre Les Nymphéas, séries de paysages d'eau. Monet n’avait pas exposé depuis six ans. L’évènement attire le Tout-Paris, y compris Georges Clemenceau, alors président du Conseil des ministres et ami intime du peintre. La critique est convaincue par le caractère novateur et singulier de ces « paysages d’eau ». 

La Grande Guerre survient. Monet est inquiet, déprimé. Il vient de perdre un fils, malade. L’artiste est d’un tempérament anxieux, en proie au doute. Peut-être pour conjurer l’angoisse, sans commande précise, il s’engage dans la réalisation de panneaux sur le thème de son jardin d’eau. Depuis longtemps, il rêve de réaliser de grandes décorations. Le moment est venu. En 1915, Monet fait construire un hangar qui lui sert de troisième atelier. Il met au point un dispositif spécial : des chevalets à roulettes qui permettent de faire glisser les panneaux presque au ras du sol. Ainsi, Monet peut travailler sur plusieurs d’entre eux à la fois, ajustant sans cesse la représentation à ses ressentis.

Le motif est quelque chose de secondaire. Ce que je veux reproduire, c’est ce qu’il y a entre le motif et moi.

Claude Monet

L’œil de Monet

Que représentent les panneaux peints par Monet ? Rappelons qu’ils forment huit compositions monumentales : Reflets d’arbres, Les Nuages, Le Matin clair aux saules, Les Deux Saules, Soleil couchant, Reflets verts, Matin [qui est montré en photo en tête d'article] et Le Matin aux saules. Il s’agit de paysages d’eau, un univers mêlant l’élément mouvant, les reflets du ciel, les saules et les nymphéas. Monet se concentre sur les variations atmosphériques et aquatiques. La couleur bleue domine totalement, mais la palette est très subtile, Monet utilisant des couleurs complémentaires comme le jaune et le violet, qu’il juxtapose. Une composition se démarque de l’ensemble, Soleil couchant, qui constitue la plus flamboyante de l’ensemble.

     

Les féeries de Monet vues par les artistes américains

L'émission « La Compagnie des œuvres » de France Culture s'est penchée en 2021 sur la genèse des Nymphéas, leur entrée au musée de l’Orangerie et leur réception chez les grands artistes américains.

 

La nature semble comme diluée sous le pinceau de Monet. Il s’agit ici véritablement d’impressions, soit des représentations très subjectives, rendues par une gestuelle performative, rapide. Nous sommes loin d’un paysage classique. Ici, il n’y a pas de détails, nul horizon, nul personnage. Le paysage est abordé de manière instinctive, directe. Si les toiles sont bien figuratives, elles présentent des qualités d’abstraction en ce sens que la réalité n’est pas retranscrite de manière imitative, mais suggestive. Monet cherche moins à rendre le paysage avec réalisme que la sensation produite par le paysage. En effet, c’est ici l’œil de Monet qui parle. Les exégètes du peintre, tels le poète Jules Laforgue, ont insisté sur la qualité de l’œil de Monet, sorte de super-organe qui serait capable de voir ce que les autres méconnaissent ou ignorent : les riches décompositions du prisme chromatique, l’atmosphère vivante des formes et non la seule réalité [1] Jules Laforgue, « L'Art impressionniste », Œuvres complètes, Mélanges posthumes. Paris, Éditions du Mercure de France, 1903. . Il s’agit, bien sûr, d’une théorie visant à souligner la modernité de l’impressionnisme, loin de tout académisme. L’œil impressionniste de Monet serait original, pur et inné, primitif et neuf. Le peintre confia lui-même qu’il aurait voulu « naître aveugle pour tout à coup être doué de la vue et ainsi commencer à peindre sans avoir eu la conscience préalable de ce que sont les objets se trouvant devant ses yeux » [2] Voir cat. expo. Paris, Musée Marmottan-Monet, Monet, l’œil impressionniste, 16 octobre 2008 au 15 février 2009, mais aussi le témoignage de L. Cabot Perry, Claude Monet : souvenirs 1889-1909, L’Echoppe, 2009, p.13. . Le cycle des Nymphéas est justement peint par Monet alors que l’artiste connaît des problèmes de vue, une cataracte handicapante qui modifie sa perception des couleurs et dont il sera partiellement opéré avec succès en 1923, sans toutefois résoudre totalement le problème. Jusqu’à sa mort, en 1926, Monet doit porter des verres correcteurs teintés qui lui permettent d’achever son œuvre.

De Giverny au musée de l’Orangerie

L’homme d’État français Georges Clemenceau a probablement vu les toiles à Giverny en 1916. En 1918, au lendemain de l’armistice, le peintre lui fait part de son désir d’offrir plusieurs panneaux à la France afin de fêter la victoire. Clemenceau, alors chef du gouvernement, accepte. Le principe de la donation est acquis, mais le projet prend plusieurs années à se concrétiser. Des difficultés surviennent, liées au tempérament inquiet et inconstant de Monet qui doute de son œuvre, retire, puis maintient sa parole. Se pose aussi la question du lieu. Monet a des idées précises : il désire une salle ovale, aux dimensions déterminées en fonction des œuvres. Le lieu doit s’adapter à l’ensemble décoratif et non l’inverse. Un premier projet, porté par l’architecte Louis Bonnier, est envisagé dans les jardins de l’hôtel Biron. Ne convenant pas à Monet, il est abandonné. Paul Léon, directeur général des Beaux-Arts, propose l’Orangerie des Tuileries. Monet accepte et fixe sa donation à 18 panneaux qui devront être aménagés selon ses volontés. La donation est entérinée le 15 décembre 1922 et fixe des conditions : les œuvres de Monet sont immeubles, les toiles fixées au mur ne doivent pas être vernies et ne pourront jamais êtres vendues. À l’Orangerie, l’architecte Camille Lefèvre aménage deux salles, de forme elliptique, dont les parois arrondies peuvent accueillir les œuvres monumentales. La lumière naturelle, tombant par la verrière du toit, est tamisée par un velum en tissu. En raison de la complexité des travaux, les Nymphéas ne sont inaugurés qu’en 1927, juste après la mort de Monet.

Capture d'écran du dossier Retronews sur les Nymphéas

Capture écran du dossier "L'inauguration des Nymphéas en 1927" du site de Retronews. Claude Monet pause dans son atelier.

Le dispositif de ces deux salles, pensé par le peintre, est remarquable car il plonge le spectateur dans un paysage infini. Monet a souhaité que ce lieu soit un havre de paix, « un asile de méditation paisible au cœur d’un aquarium fleuri » [3] Claude Roger Marx, « Les nymphéas de Claude Monet », Gazette des Beaux-arts, 4, vol.1, juin 1909, p.529. . L’esprit est porté vers la contemplation, l’œil se perd dans ce paysage sans fin, sans limites, profondément poétique. Soulignons que, dans les années 1960, les salles des Nymphéas avaient perdu de leur superbe en raison d’aménagements dans le musée. D’importants travaux de réhabilitation, achevés en 2006, ont permis de redonner aux deux salles leur aspect originel et de rendre hommage à la dernière grande œuvre de Monet qui est aussi son testament artistique. Les grands artistes du XXe siècle ont d’ailleurs admiré ce décor que l’artiste André Masson a qualifié de « chapelle Sixtine de l’impressionnisme » [4] André Masson, « Monet le fondateur », Verve, vol. VII, n°27 et 28, 1952, p.68. . Hissé au niveau de Michel-Ange, Monet apparaît comme un annonciateur de l’abstraction pour certains peintres américains tels que Mark Rothko, Joan Mitchell, Jackson Pollock et Barnett Newman.

Dans cette archive de 1952, le dramaturge Sacha Guitry, qui a connu Claude Monet, raconte le parcours de l'illustre peintre des Nymphéas, ses rares et précieuses amitiés et sa vie retirée dans sa maison et son jardin de Giverny.
 

Une vie dédiée à l'art

  • 1840 : Naissance de Claude Monet à Paris. Peu après, sa famille s’installe au Havre où il passe son enfance.
  • 1858 : Rencontre d’Eugène Boudin, qui l’initie à la peinture de plein-air.
  • 1859 : Installation de Monet à Paris. Il étudie dans des académies libres. Il est refusé à l’École des Beaux-arts.
  • 1861 : Service militaire en Algérie.
  • 1866 : Participation de Monet au Salon. Sa toile La Femme à la robe verte est remarquée. Le modèle est Camille Doncieux, qu’il épouse en juin 1870. 
  • 1869 : Monet s’installe à Bougival.
  • Fin 1870-71 : Monet est à Londres pendant la guerre franco-prussienne. Il découvre les toiles de Turner. 
  • 1871 : Monet voyage aux Pays-Bas. À son retour, il s’installe à Argenteuil.
  • 1874 : Première exposition du groupe des futurs impressionnistes. Monet présente Impression soleil levant.
  • 1878 : Installation à Vétheuil. L’artiste a de grosses difficultés financières.
  • 1879 : Décès de Camille Doncieux. Monet se met en ménage avec Alice Hoschedé. 
  • 1883 : Monet et sa famille s’installent à Giverny, dans l’idée de réduire leur train de vie.
  • 1892-1894 : Série des cathédrales de Rouen. L’artiste travaille sur des motifs en série depuis 1890.
  • 1908 : Voyage à Venise. Début de ses problèmes oculaires qui s’aggravent en 1912.
  • 1914 : Mort de l’un de ses fils, Jean, d’une grave maladie.
  • 1922 : Donation des Nymphéas à l’État français.
  • 1926 : Décès de Monet. Le peintre est enterré à Giverny.

Pour aller plus loin

  • Daniel Wildenstein, Monet : catalogue raisonné (2e éd. mise à jour), Köln : Taschen ; Lausanne : Wildenstein institute, cop. 1996 (4 volumes)
  • Richard Brettell, Impressionnisme. Peindre vite : 1869-1890, Paris, Hazan, 2009
  • Pascal Bonafoux, Monet, 1840-1926, Paris, éd. Perrin, 2010
  • Marianne Alphant, Claude Monet, Une vie dans le paysage, Hazan, 1993, rééd. 2010
  • Ségolène Le Men, Monet, éd. Citadelles et Mazenod, 2010
  • Félicie Faizand de Maupeou, Claude Monet et l'exposition : une stratégie de carrière à l'avènement du marché de l'art, Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2018
  • Pierre Georgel, Claude Monet : nymphéas, Paris, Hazan, 1999
  • Monet, le cycle des Nymphéas, [exposition, Paris], Musée national de l'Orangerie, 6 mai-2 août 1999 : catalogue sommaire [par Pierre Georgel], Paris : Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1999
  • Georges Clemenceau ; préface de Dominique Dupuis-Labbé, Claude Monet, « Les Nymphéas » [1928], Paris, Bartillat, 2010
  • Jean-Dominique Rey, Denis Rouart, Monet, « Les Nymphéas » : l'intégralité, Paris, Flammarion, 2016
  • Emma Cauvin, Matthieu Léglise et Pierre Wat, « Les Nymphéas » de Claude Monet : une anthologie critique, Paris, CNRS éd., 2021.

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