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Shoah de Claude Lanzmann : « Un outil pédagogique exceptionnel pour les professeurs »

Copyright de l'image décorative: INA

Par Benoît Dusanterjournaliste
Publication : 06 déc. 2023 | Mis à jour : 18 mars 2024

Niveaux et disciplines

Entretien avec le professeur d'histoire Jean-François Forges, auteur du livret pédagogique accompagnant les extraits du film de Claude Lanzmann, Shoah, disponibles sur Lumni Enseignement. L'enseignant revient sur la portée pédagogique de cette oeuvre phare, inscrite depuis mai 2023 au registre de la Mémoire du monde de l'Unesco.

Le livret pédagogique en version PDF imprimable

Ce livret pédagogique propose aux professeurs l'analyse de 6 extraits du film Shoah. Le livret a été rédigé par Jean-François Forges, professeur d'histoire, qui l'a actualisé en 2021, en tenant compte des évolutions de la recherche et de la bibliographie, à l'occasion de la publication en version numérique des extraits sur Lumni Enseignement.

Shoah de Claude Lanzmann. Le cinéma, la mémoire, l’histoire, par Jean-François Forges (643ko)

 

Lumni Enseignement : Pouvez-vous nous parler de votre relation avec Claude Lanzmann et de la genèse de ce projet pédagogique ?

Jean-François Forges : J’ai écrit un livre sur la pédagogie générale de l’enseignement de l’histoire la Shoah (paru en 1997, NDLR), dans lequel un chapitre était consacré au film Shoah comme outil pédagogique exceptionnel proposé aux professeurs. Pour ce livre, j’avais écrit à Claude Lanzmann pour lui demander l’autorisation de citer des passages du film et certaines des interventions qu’il avait faites dans les médias. Ça a été le début d’une relation personnelle qui m’a conduit à travailler davantage sur l’utilisation du film à l’école. Il y avait déjà eu une expérience aux Pays-Bas, fondée sur des extraits choisis en accord avec Claude Lanzmann. Je suis donc parti de cela et j’ai commencé à travailler pour chercher ce que l’on pouvait tirer de ces extraits dans des classes de lycée et de collège en France. Mon propos était aussi de parler du film dans le cadre d'études cinématographiques. Shoah a d’abord été présenté comme un film qui entrait dans l’histoire du cinéma avant de devenir lui-même partie intégrante de l’histoire de la Shoah. Mais tous les enseignants ne sont pas désireux d’introduire le cinéma dans la classe. Par conséquent, il s’agissait d’évoquer la Shoah par l’intermédiaire du film de Claude Lanzmann, mais sans nécessairement accompagner cette présentation d’une analyse cinématographique.

 

Lumni Enseignement : Comment avez-vous sélectionné ces extraits avec Claude Lanzmann ?

Jean-François Forges : Nous l'avons fait ensemble en partant des choix faits aux Pays-Bas. De mon côté, j’avais cherché les passages de Shoah pouvant être présentés, travaillés, commentés dans le cadre d’un cours d’une heure ou deux heures. Ces passages correspondaient largement aux extraits que Claude Lanzmann lui-même souhaitait voir dans un DVD, à cette époque-là.

 

Lumni Enseignement : Pouvez-vous nous expliquer votre méthode pour la rédaction du livret pédagogique ?

Jean-François Forges : Ce qui m’a intéressé dans Shoah la première fois que je l’ai vu, c’est la rigueur historique. Dans presque tous les films, il y a des témoignages qui posent des problèmes pour l’histoire, avec des chiffres et des dates qui ne sont pas très rigoureux. Il y a souvent des confusions entre le discours symbolique et le discours factuel. Auschwitz, par exemple, est parfois décrit selon l’image que l’on se fait de l’enfer, avec des flammes partout. Dans Shoah, quand Simon Srebnik, un survivant de Chelmno, explique que « les flammes des bûchers montaient jusqu’au ciel », Lanzmann lui demande confirmation : « Jusqu’au ciel ? », « Oui jusqu’au ciel ». Il y a donc bien une représentation symbolique, mais elle n’est pas présentée, dans le film, comme une réalité factuelle. Un historien ne pouvait rien avoir à redire sur ce que l’on pouvait entendre dans le film. Le livret apporte quelques précisions à ce propos.

Par ailleurs, je m’étais intéressé à la question du rapport entre l’histoire et les lieux, à ce qui reste d’un événement sur les lieux où il s’est déroulé, pour renforcer la transmission de cet événement. Shoah tombait exactement dans cette situation où les survivants parlaient sur les lieux même de l’événement.

Dans le livret, l’approche historique est combinée avec l’aspect strictement cinématographique. Le travail qui a été fait par Lumni Enseignement de mettre les descriptions plan par plan en regard des plans eux-mêmes, se révèle particulièrement utile. Il y a une adéquation parfaite entre ce qui est montré et ce qui est dit.

 

Lumni Enseignement : Par la multitude des témoignages, la volonté de s’attacher aux lieux et aux faits, le film donne matière à réflexion pour appréhender le « comment ». Sont notamment évoqués les rouages bureaucratiques indispensables à l’exécution du dessein nazi, si bien décrits par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem ou dans La mort est mon métier, de Robert Merle. Pour l’historien, il est aussi important de comprendre le « pourquoi » et de s’attacher au contexte. 

Jean-François Forges : Je voudrais préciser d’abord que le film n’épuise pas le sujet de la Shoah en lui-même puisqu’il traite surtout de la Shoah dans les centres de mise à mort par les chambres à gaz. Le film est rythmé par les trains, qui suggèrent effectivement les transports des victimes vers les centres de cette industrialisation de la mort. Mais les Juifs ont été tués aussi lors de fusillades : les assassins se déplaçaient pour tuer les victimes, le plus souvent sur les lieux mêmes de leur existence. Claude Lanzmann a d’ailleurs exprimé des regrets de n’avoir pas pu traiter des massacres de masse par fusillades.

Dans le premier temps du travail historique, il faut répondre aux questions « où ? », « quand ? » et « comment ? ». Le film Shoah répond à ces questions, mais ne répond pas à la question du « pourquoi ? ». Lanzmann a écrit un texte célèbre, qui avait créé la polémique, dans lequel il disait qu’il ne fallait pas se poser la question du « pourquoi ? ». Pour lui, c’était une question obscène parce qu’il n’y a pas de raison à la Shoah. Il avait sans doute cette position en tant que cinéaste. Un historien ne peut pas écarter la question des conditions, des faits qui conduisent à un événement. C’est précisément l’objet du cours d’histoire d’inscrire l’événement dans une suite historique, de replacer les faits établis par le film dans ce que l’on appelle traditionnellement « les causes », les « origines ». Ce sont d’ailleurs des questions évoquées dans le film par l’historien Raul Hilberg (auteur de La Destruction des Juifs d'Europe). Il dit en quelques mots que les Juifs se sont souvent entendu dire dans de nombreux pays : « Vous ne pouvez pas vivre ici » (comme en Espagne par exemple). La rupture historique qui est la spécificité nazie, c’est de dire : « Vous ne pouvez plus vivre. » La singularité de la Shoah, c’est le passage à l’acte de l’assassinat. C’est ce que montre le film dont le sujet est la mort des Juifs.

 

Lumni Enseignement : Claude Lanzmann, et d’autres pionniers comme Marcel Ophüls, ont bouleversé la manière de raconter l'innommable. C’est d’ailleurs à partir de ce film que la destruction des Juifs a finalement été appelée « Shoah » – plutôt qu'Holocauste. Pourquoi selon vous ?

Jean-François Forges : La puissance du film a fait accepter – en France d'abord, puis en Europe – un terme qui était incompréhensible pour la plupart des gens qui ne connaissaient pas l’hébreu (shoah signifie « catastrophe », « anéantissement »). Cela plaisait à Lanzmann de donner un nom incompréhensible à un événement qui échappait à la raison. Les pays anglo-saxons parlent toujours d’Holocauste. Mais le mot a une autre signification : il implique un caractère religieux. Il y a toujours des débats aujourd’hui sur ce terme. Certains préfèrent la définition de Raul Hilberg : « la destruction des Juifs ». Il y a peu de temps que l’Éducation nationale utilise le mot de shoah dans les programmes d’histoire. On utilisait avant l’expression « extermination systématique des Juifs », puis « génocide des Juifs », mais toujours en y ajoutant les Tsiganes avec les mêmes termes. L’histoire des Tsiganes, dont il n’est pas question dans Shoah, est différente de celle des Juifs.

 

Lumni Enseignement : Shoah est une œuvre unique, une expérience physique (le film dure 9 h 30) dont le fond semble indissociable de la forme, l’étude historique de l’analyse cinématographique. Pensez-vous que l’art est finalement le meilleur moyen pour lutter contre le négationnisme ?

Jean-François Forges C’est en faisant sérieusement de l’histoire que l’on contribue à lutter contre le négationnisme ! S’il s’agit de combattre le négationnisme, il y a des documents explicites dont il vaudrait mieux se servir à propos des chambres à gaz. Il faut distinguer la démarche de l’artiste de celle de l’historien. Mais un film comme Shoah, sans documents historiques, peut contribuer à combattre le négationnisme. Ainsi, dans le film, les larmes de certains des personnages soulignent et portent leur part de vérité. Il y a une vérité dans les visages, les larmes et la souffrance visibles. Il faudrait être des comédiens d’exception pour montrer la souffrance qu’on voit dans Shoah. Cette souffrance humaine exprime aussi l’intérêt anthropologique du film. Certains des personnages dans Shoah essayent d’échapper aux questions que pose Claude Lanzmann, mais il insiste pour qu’apparaisse cette vérité. Il y a une séquence où Abraham Bomba, survivant de Treblinka, s’effondre et demande à Lanzmann d’arrêter de filmer. Lanzmann ne s’arrête pas. Par cette souffrance, le cinéaste fait apparaître une vérité que l’on n’aurait peut-être pas obtenue autrement.

Lumni Enseignement : Vous étiez professeur d’histoire à Lyon, ville emblématique de la Résistance. Vous êtes intervenu en classe dans les années 1990. De quelle manière les interventions en classe ont été reçues par les professeurs et les élèves à l'époque ?

Jean-François Forges : Il y avait déjà des professeurs de philosophie et d’histoire qui utilisaient Shoah en classe. Lorsque Claude Lanzmann intervenait lui-même dans des classes, il y avait une force incomparable. La force émotive pouvait être la même que la présence d’un survivant invité en classe par beaucoup de professeurs. Il faut replacer cela dans le contexte technique des classes des années 1990. Le film était montré à une trentaine d’élèves, en VHS de qualité souvent médiocre, sur le petit écran des postes de télévision de l’époque. Avec une bonne préparation, on avait pourtant de la part des élèves une bonne attention, une émotion, puis des questions. Parfois, ces questions étaient très favorables, parfois hostiles à Lanzmann, notamment quand ce dernier insiste trop, dans le film, auprès de certaines victimes qui ne veulent pas parler. 

L’efficacité pédagogique apparaît souvent bien après le temps de la classe. Le problème des professeurs, c’est que l’on ne sait jamais dans l’instant ce qui s’est passé réellement. Un jour, Claude Lanzmann m’a raconté qu’il avait rencontré l’une de mes anciennes élèves. Il avait parlé avec elle du film qu’elle avait vu en classe. Il avait été très satisfait de cette conversation – ce qui ne lui arrivait pas toujours. L'élève disait qu'elle avait bien compris et assimilé le film, alors que je ne l’avais pas perçue comme particulièrement attentive. C’est une expérience que font souvent les enseignants. On ne peut pas juger immédiatement des résultats d’une action pédagogique. C’est souvent plus tard, le moment venu, quand le film repasse à la télévision par exemple, que des anciens élèves réagissent. Si on a l’occasion de les revoir alors, on se dit que quelque chose a été amorcé en classe, que ce qu’on a fait a exercé une influence qui, des années après, s'est tout de même révélée positive. 

 

À noter

Cet entretien a été publié une première fois en janvier 2022 sur le site ina.fr à l'occasion de la publication des extraits de Shoah sur Lumni Enseignement.

Légende de la photo en tête d'article : Claude Lanzmann dans l'émission XXe siècle : Être juif, en 1969, ORTF.

Pour aller plus loin

• Le dossier de présentation complet

• Une piste pédagogique

• Les 6 extraits en continuité

Date de la vidéo: 1985 Collection:  - Shoah

« Shoah » – Extraits en continuité

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