PISTE PÉDAGOGIQUE

Shoah de Claude Lanzmann. Le cinéma, la mémoire, l’histoire

Copyright de l'image décorative: © Collection Christophel Via AFP

Par Jean-François ForgesProfesseur d'histoire
Publication : 27 janv. 2022 | Mis à jour : 25 janv. 2024

Niveaux et disciplines

Ce livret pédagogique, rédigé à l'initiative de l'INRP (aujourdhui IFÉ - École Normale Supérieure de Lyon), a été édité en 2001 par le CNDP. Après une réflexion générale sur des thèmes tirés de la totalité du film Shoah de Claude Lanzmann, il propose aux professeurs 6 extraits de ce film. Chaque extrait, dont le plus long a une durée de 39 minutes, entre dans le cadre horaire d'un cours. 

Ce livret pédagogique a été rédigé par Jean-François Forges, professeur d'histoire. En 2021, à l'occasion de la publication en version numérique de Shoah  (extraits) dans Lumni Enseignement, Jean-François Forges a actualisé le livret en tenant compte des évolutions de la recherche et de la bibliographie.

     

L'auteur du livret pédagogique : Jean-François Forges

Jean-François Forges est professeur d'histoire. Il est l'auteur des livres Éduquer contre Auschwitz (ESF éditeur, Paris, 1997), prix mémoire de la Shoah et 1914-1998, Le travail de mémoire (ESF, 1998) ainsi que d'articles sur la transmission de la mémoire de l'histoire des camps de concentration nationaux-socialistes et de la Shoah, sur le cinéma dans l'école et plus particulièrement sur le film Shoah de Claude Lanzmann.

Retrouvez l'interview que Jean-François Forges nous accordait en janvier 2022 à l'occasion de la publication des extraits de Shoah sur Lumni Enseignement.

Livret pédagogique : mode d'emploi

Nous présentons sur le site Lumni Enseignement une version numérique du livret pédagogique de 127 pages, qui a été édité en version papier en 2001 et réactualisé par l'auteur, Jean-François Forges, en 2021.

Une version en PDF imprimable du livret pédagogique est disponible au téléchargement, ci-dessous.

Pour faciliter la navigation et la lecture en ligne du livret pédagogique, nous l'avons découpé en 7 pistes pédagogiques : 1 piste pédagogique « générale » (celle-ci), qui renvoie à 6 pistes pédagogiques, correspondant chacune à l'étude des 6 extraits du film Shoah.

Les notes de bas de page sont visibles en passant la souris sur le numéro. Elles sont également regroupées à la fin de chaque piste pédagogique.

Les mentions au livre Shoah renvoient à l'édition folio de 1997 : Shoah, de Claude Lanzmann, Folio, n° 3026, © Librairie Arthème Fayard, 1985.

 

Avant-propos

Le film de Claude Lanzmann évoque plusieurs aspects de la Shoah, la mort de faim et d’épuisement dans les ghettos et plus particulièrement les assassinats de masse dans les chambres à gaz des centres de mise à mort [1] Il a existé d’autres lieux, où la mort a été donnée principalement par fusillades, qui peuvent entrer dans la catégorie des « centres de mise à mort » définie par Raul Hilberg, tel Maly Trostenets en Biélorussie (camps avec des constructions durables contenant des bâtiments conçus et construits en bois, en briques ou en ciment uniquement pour la mise à mort, des baraquements pour le commandement SS, pour leurs auxiliaires, pour les Arbeitsjuden, des clôtures, des barbelés, le tout établi de manière permanente malgré des périodes de ralentissement ou même d’arrêt de l’activité criminelle). situés en Pologne où les victimes ont été conduites par les chemins de fer à travers toute l’Europe. Il n’évoque pas, délibérément, les « opérations mobiles de tueries » c’est-à-dire les massacres par balles où les victimes ont été tuées le plus souvent sur les lieux-mêmes de leur vie.  

Les extraits du film abordent les transports des victimes loin de leurs résidences et la mort dans les chambres à gaz, un processus qui a le plus profondément frappé les esprits par sa radicale nouveauté historique.

Ce livret propose aux professeurs, après une réflexion générale sur des thèmes tirés de la totalité du film Shoah de Claude Lanzmann, 6 extraits de ce film. Chaque extrait, dont le plus long a une durée de 39 minutes, entre dans le cadre horaire d'un cours.

Les extraits sont étudiés plan par plan, en insistant sur la spécificité de l’œuvre et du langage cinématographique. Puis, en s'inspirant des bilans déjà réalisés de la présentation de Shoah à des élèves, le livret propose aux professeurs une série de thèmes pouvant être abordés au cours d'une réflexion, d'un débat ou de travaux personnels à propos du cinématographe, de la mémoire, de l'histoire et des nombreux problèmes affrontés par l'auteur du film et qui se posent à nous lors de notre propre confrontation à la réalité de la Shoah.

Les extraits de Shoah ont une fonction pédagogique bien connue dans l'école où la présentation de morceaux choisis, par exemple des grandes œuvres littéraires, doit non seulement instruire les élèves de l'existence des chefs d'œuvre, mais aussi les conduire à la connaissance personnelle des œuvres dans leur intégralité. Les extraits ne sauraient évidemment remplacer le film dans son identité c'est-à-dire dans sa durée de 9 heures 30 minutes, son rythme, son montage, projeté en 35 mm, dans une salle de cinéma.

L’expérimentation et la rédaction de ce travail ont été entrepris, pour une grande partie, à l’Institut national de recherche pédagogique, alors que Philippe Meirieu en était le directeur.

Première partie. Shoah de Claude Lanzmann, le témoignage, l’histoire, l’art

La question de la transmission se pose, aujourd’hui, d’une manière centrale. Le film de Claude Lanzmann, Shoah, est un rempart contre la gestion institutionnelle et mondialisée de la transmission d’un savoir mort qui peut conduire au passage à l’oubli, en toute bonne foi et au nom même de l’Histoire, de la commémoration ou de l’éducation [2] Voir le dossier présenté sur ce thème (Témoigner de la Shoah) par Les Temps Modernes, n° 608, mars, avril, mai 2000.

Les artistes – aèdes de l’enfer comme dit Pierre Vidal-Naquet – nous donnent les médiations par excellence de la transmission de la mémoire et de l’histoire en les plaçant au cœur d’une œuvre d’art. 

L’activité artistique est créatrice d’humanité même si elle veut décrire l’inhumanité. En ce sens, Shoah est une arme contre la barbarie, la frivolité, l’oubli, l’édulcoration.

Du point de vue de la mémoire, de l’histoire et de l’art, le film et le livre Shoah se distinguent de la plupart des productions cinématographiques ou littéraires quant à l’intensité des témoignages, la rigueur historique et la puissance de la transmission d’un savoir vivant dans la conscience des spectateurs et des lecteurs. 

Mais l’admiration pour le film de Lanzmann n’est pas de l’ordre de l’incantation. Elle implique une attitude intransigeante de recherche obstinée de la vérité des faits et des lieux. Elle exige de soutenir un regard résolu et empathique sur un événement extraordinairement inconcevable et opaque.

Une œuvre d’art

Shoah est une œuvre d’art, réalisée par un très grand cinéaste. C’est un film d’un genre unique, jamais vu encore, inclassable, ni fiction, ni documentaire. Lanzmann utilise pleinement le langage cinématographique. Les images, les paysages, les trains, les mouvements de caméra, la géographie des visages, la complexité et la subtilité du montage parlent autant que les paroles des personnages. Le film s’inscrit dans l’histoire du cinéma comme la quintessence de la rencontre d’une expression artistique exceptionnelle et de la connaissance historique.

La lecture de Shoah comme une œuvre d’art permet de résoudre le problème qui se posera toujours devant un tel film. Le cinéaste veut-il avant tout faire un film ? Est-il prêt à tout pour réaliser cet objectif, y compris à provoquer de la souffrance ? Si l’on admet l’exigence impérieuse de la transmission, on ne peut que rechercher les moyens de transmettre les plus efficaces. Comme beaucoup d’œuvres majeures, Shoah n’est pas réalisé dans la facilité et la sérénité. Le film exige de son auteur et de la plupart de ses personnages, comme de ses spectateurs, une immersion dans une réalité aveuglante et déchirante, à la limite des forces des rescapés. Ceux-là, les victimes, personnages de Shoah, n’acceptent, sans doute, de revivre l’horreur inconcevable que parce que c’est le prix de souffrance à payer, non pas pour faire un film, mais pour transmettre ce regard frontal et nécessaire sur le mal qui ne peut avoir un sens de dignité humaine et de résistance contre la barbarie qu’au cœur d’une œuvre d’art.

Assurément, les chefs-d’œuvre transmis par l’école n’ont pas été réalisés spécifiquement pour des adolescents. Pourtant le devoir des professeurs est d’instruire les élèves de tous les chefs-d’œuvre inscrits dans le patrimoine culturel de l’humanité. De ce point de vue, il n’est pas permis d’exclure une œuvre aussi considérable que le film de Lanzmann des œuvres étudiées dans les lycées. Un grand nombre de jeunes cinéastes [3] On peut citer par exemple, Arnaud Desplechin, plus particulièrement pour le film La Vie des morts (1990) ou Arnaud de Pallières pour Drancy Avenir (1996). , d’écrivains, d’historiens ont dit combien ce film les avait profondément marqués et guidés vers leurs propres créations ou leurs propres recherches. Les élèves ont le droit de n’être pas privés de Shoah.

Le film permet de se placer dans l’histoire du cinéma et d’évoquer avec précision le langage des images. Il montre aussi que le cinéma est un art qui peut penser avec une profondeur et une intensité que les élèves voient plutôt attribuées au théâtre ou à la littérature, au cours de leurs études.

Si le film a sa place dans l’histoire du cinéma, il peut être replacé dans l’histoire de l’art en général. On peut faire, par exemple, des comparaisons pertinentes entre des tableaux de Van Gogh ou de Vlaminck où un angoissant mystère est suggéré par des chemins qui s’abîment vers un inconnu indistinct, au milieu même de l’image et les plans du film, montrant des chemins qui s’enfoncent dans les profondeurs de l’écran, à Treblinka ou à Chelmno. Le livre de Gérard Wajcman, L’Objet du siècle met Shoah à sa place, dans l’histoire de l’art. Son analyse se révèle particulièrement féconde. Il montre comment Shoah est une œuvre qui fait de la Shoah un événement visible dans notre présent [4] Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, Verdier, 1998, 234 pages, page 22.  comme le rayonnement de l’explosion originelle : L’Absence, objet du siècle, résonne lointainement à la façon d’une vibration fossile, écho d’une déflagration immense au fond de ce qui est notre réalité. Shoah fait voir cela [5] L’Objet du siècle, op.cit., page 252. .

Le cinéma : Je comprends ce film. C’est un témoignage pour l’histoire (Jan Karski)

Claude Lanzmann, "Shoah", Gallimard, coll. « Folio », 1998, 284 pages, page 240.

Quel est le pouvoir du cinéma ? Quel est le pouvoir d’un cinéaste ? 

Shoah est un film de cinéma c’est-à-dire un film mis en scène. Il est nécessaire d’apprendre à lire les images du cinématographe. Il faut en voir la construction et faire la part de la spontanéité des personnages et de leur mise en situation par le cinéaste.

Lanzmann n’a jamais caché qu’il avait filmé, pendant plus de dix ans, plusieurs centaines d’heures et qu’il a fallu choisir les plans et les paroles de Shoah. On comprend la complexité de la construction du film qui fait monter le sens de chaque plan par sa confrontation avec d’autres plans, selon le langage du cinéma. L’écriture du film, son style, c’est-à-dire le choix des plans et le montage ont, nécessairement, une part de subjectivité.

Certains ont vu, dans ce dispositif, une manipulation [6] Depuis Lev Koulechov, on sait que le montage peut être un moyen de manipulation. On peut se reporter, à propos de Shoah, au Musée-Mémorial de l’Holocauste de Washington qui a mis en ligne 185 heures de rushes d’interviews et 35 heures de tournage en extérieur présentées à l’état brut, sans montage et, pour les séquences en anglais ou en allemand, sans sous-titres français. Cependant, pour les autres langues, comme dans le film, les séquences sont traduites en français par une interprète au cours du tournage. De toute manière, l’ensemble est accompagné d’une transcription en anglais (voir « USHMM Claude Lanzmann Shoah Collection », United States Holocaust Memorial Museum). . Il est bien évident que c’est la mise en scène et le montage de Lanzmann qui provoquent le surgissement de la mémoire. C’est la définition même de l’art du cinématographe. Le film indique très clairement sa propre fabrication et les procédés de l’auteur pour recueillir les témoignages des nazis. On voit le car vidéo (extrait 2, plan 1) qui permet d’avoir les images de Suchomel en le trompant (Ne citez pas mon nom Non, non, je vous l’ai promis [7] Shoah, Gallimard, coll. « Folio », 1998, 284 pages, page 84, plan 8 de l’extrait 2. ) et l’auteur laisse dans son film le passage où Walter Stier, lui aussi filmé secrètement, l’appelle Dr Sorel [8] Shoah, op.cit., page 197. .

Lanzmann multiplie les signes pour avertir qu’il y a une mise en scène. Les premiers mots qui paraissent à l’écran sont : L’action commence [9] Shoah, op. cit., page 21. et les deux premiers plans du film montrent bien clairement cette mise en scène (extrait 1, plan 1 et 2). On est, d’abord, sur une rive de la Ner et on voit une barque passer où se trouvent deux personnages, Srebnik et le rameur. Puis, aussitôt, on se trouve à la place du rameur, devant Srebnik, dans l’ubiquité cinématographique. 

Jan Karski apparaît au début de la dernière partie du film. Il a d’immenses difficultés à affronter sa mémoire de témoin du ghetto de Varsovie. Il hésite. Il quitte le champ et la caméra suit son départ sur la gauche et revient sur sa place vide. Puis la mise en scène de son retour est montrée par la place de la caméra, installée à l’endroit où il s’est retiré et dont il s’éloigne pour rejoindre le cinéaste qu’on voit au fond de l’image [10] Le plan correspond à la page 39 de Shoah, op.cit.  . On entend sa voix hors-champ sur la fin du plan. Enfin il parle devant la caméra, les larmes aux yeux, par phrases brèves, quelquefois seulement par des mots Des cadavres, Les pleurs, La faim, C’était une sorte… une sorte… d’enfer, J’étais pétrifié [11] Shoah, op.cit., pages 249, 251 et 252. . C’est un regard porté sur la Shoah mais aussi, en abîme, sur le film Shoah lui-même. Arnaud Desplechin remarque que Karski se trouve précisément dans notre situation si nous devions raconter ce que Shoah a exprimé avant cette séquence. Comment dire ? 

« Ce n’était pas l’humanité.

Je n’en étais pas.

Je n’appartenais pas à cela. » 

Claude Lanzmann, Shoah, Gallimard, coll. « Folio », 1998, 284 pages, page 255.

Un plan montre et met en scène Czeslaw Borowi, paysan témoin de Treblinka, arrivant assis au sommet du chargement de sa charrette, avant de donner son témoignage. On entend, comme si on était à leurs côtés, les personnages éloignés selon l’usage fréquent du cinéma. Lanzmann garde un plan où varie la lumière, à Grabow (extrait 3, plan 13). On voit même l’ombre de la caméra, sur un des plans de Treblinka (extrait 2, plan 9).

On passe de l’Allemagne ou de la Grèce à Auschwitz en deux plans exemplaires. Au cours de l’entretien avec Jan Karski [12] Shoah, op.cit., page 246. , on voit une structure industrielle à trois cheminées se découpant sur la fumée et sur le ciel des aciéries de la Ruhr. Puis dans un même plan de ciel, on voit les branches tendues et noires d’un arbre mort que la caméra montre, peu à peu, à Birkenau. De même, le film montre la déportation des Juifs de Corfou, par la mer, puis par la voie ferrée. On entend encore la voix, en français, d’Armando Aaron, le Président de la communauté juive, alors qu’on est déjà embarqué sur la mer et que la côte s’éloigne. Le plan suivant plonge sur les flots. Les étincelles d’embruns et les reflets de soleil jaillissent, en plein écran : vague d’étrave et sillage du bateau. Le raccord avec le plan suivant se fait sur le son et l’image. Avant la fin du plan de mer, le bruit de l’eau laisse entendre le bruit du train. On passe de la mer au rail par un plan en plongée sur une voie ferrée dont le flou provoqué par la vitesse du train se confond, un temps, dans l’esprit, avec les vagues du plan précédent. La voie ferrée fuit derrière nous, filmée de l’arrière du train. Puis, elle arrive sur nous, filmée au-dessus de la locomotive dont on voit, largement dans le champ, le dos de Léviathan, noir, monstrueux. Sur ce plan est inscrit : Prochain personnage : Walter Stier ex-membre du parti nazi [13] Shoah, op.cit., page 191. . Puis vient encore un plan, en plongée, sur la machinerie, l’attelage et les tampons de deux wagons. La campagne polonaise défile ensuite, vue d’une fenêtre, à droite du train. Puis, on est, à nouveau, au-dessus de la locomotive, avec le tender en premier plan et on voit Henrik Gawkowski, qui conduisait les trains de Treblinka et qui conduit celui-là. Il se penche hors de la locomotive. Ensuite arrive Walter Stier, l’homme qui, de son bureau de la Reichsbahn, dirige, sans les voir jamais, les machines et les gens qu’elles emportent. Avec même des trous de mémoire : Comme ce camp, quel est son nom voyons… qui appartenait au district d’Oppeln… [14] Shoah, op.cit., page 196. .

L’impression est saisissante. Cette succession d’images crée une tension qui paraît irrésistible. Un processus inexorable est en marche et nul ne peut ou ne veut arrêter les machines, les bielles et les engrenages mis en marche par des hommes et qui vont broyer, par exemple, les Juifs de Corfou. 

Une séquence de pur cinéma, rigoureux et irrécusable.

Il y a une autre scène où le cinéma produit un effet extraordinaire de communion des victimes, des témoins et de nous-mêmes représentés par l’auteur du film, autour de la mémoire. Lanzmann, au cours de son entretien avec Madame Michelson, la femme de l’instituteur nazi de Chelmno, évoque la chanson du folklore militaire allemand que chantait Simon Srebnik, sur la Ner. Il dit le premier vers : Quand les soldats défilent… et Madame Michelson continue la chanson : Les jeunes filles ouvrent leurs portes et leurs fenêtres… . Puis Simon Srebnik, sur la rivière aujourd’hui, reprend lui-même le couplet en entier [15] Shoah, op.cit., page 138. Voir aussi l’analyse des paroles de la chanson faite par Shoshana Felman dans le chapitre À l’âge du témoignage dans l’admirable et inépuisable livre dirigé par Michel Deguy Au sujet de Shoah le film de Claude Lanzmann, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1990, 319 pages, pages 154 et 155. . Et notre émotion est grande parce que l’on voit se construire si solidement un fait, une mémoire, une histoire et que la chanson résonne en la conscience cinéphile d’une manière particulière. La voix de Marlene Dietrich habite à jamais le cinéma et c’est elle qui nous a appris, jadis, avec Lili Marlene, cette chanson même :

« Wenn die Soldaten 

Durch die Stadt marschieren

Öffnen die Mädchen 

Die Fenster und die Türen »…


« Quand les soldats défilent

Les jeunes filles ouvrent 

Leurs fenêtres et leurs portes. » (traduction dans Shoah, op. cit., page 26).

Chanson Lili Marlene, chantée par Marlene Dietrich.

Il reste des sortes d’immenses tumulus de cendres à Majdanek ou à Sobibor. Le sol des clairières sableuses de Belzec est criblé de fragments d’os, remontés des profondeurs du sol, au fil des années, comme on le voit quelquefois à Birkenau, par exemple à l’emplacement des fosses, au nord du Crématorium V [17] Si l’on souhaite nommer correctement les choses, le mot « crématoire », souvent employé en français, est trop imprécis. Pour éviter les confusions et d’après les documents de la Direction des constructions d’Auschwitz et de l’entreprise Topf & Fils d’Erfurt, le mot « crématorium » (Krematorium) désigne le bâtiment contenant d’une part une ou plusieurs morgues (Leichenhallen, Leichenkeller) et, d’autre part, des fours [de crémation] (Öfen) comportant chacun plusieurs chambres [de crémation] (Muffeln) chauffées par plusieurs foyers [à coke] (Generatoren). Le crématorium abrite également divers locaux médicaux, techniques ou administratifs. À l’automne 1941, au camp principal d’Auschwitz et, au tournant de 1942-1943, à Birkenau, des aménagements ont permis d’utiliser en chambres à gaz [criminelles] (Vergasungskeller, Gaskeller) à l’acide cyanhydrique (Zyklon B) certaines de ces morgues – puissamment ventilées dès leur construction – ou d’autres pièces des crématoriums. Les salles d’épouillage [de vêtements] (Entlausungskammern) au Zyklon B, parfois désignées sous le nom de chambres à gaz (Gaskammern), ne se trouvent jamais dans les crématoriums. . Sans survivants, c’est la terre et les pierres qui témoignent de l’ampleur extraordinaire du massacre. Mais, le plus souvent, le projet national-socialiste d’anéantissement a été réalisé totalement et il faut le cinéma de Lanzmann pour montrer, derrière des images tranquilles, une réalité terrifiante qui nous serait inaccessible. Qu’est ce qu’il y a au-delà du miroir des eaux calmes de la Ner, du Bug (extrait 1, plan 33) ou de l’étang des cendres de Birkenau (extrait 6, plan 12) ? Qu’est ce qu’on voit derrière les arbres de la forêt de Sobibór (extrait 1, plan 18), à travers les herbes folles de Treblinka (extrait 5, plan 15) ou dans la poignée de terre que Simon Srebnik ramasse dans une clairière de Chełmno (extrait 1, plan 31) ? Le plan 8 de l’extrait 5 montre une petite gare ordinaire de campagne. Mais déjà, à l’intérieur du plan, sans qu’on le sache encore, se cache le nom maudit. Le panneau de Treblinka, révélé par un travelling avant, surgit dans les feuillages des arbres qui le dissimulaient. Ou alors, c’est la fumée d’échappement d’une voiture qui devient terrifiante quand nous sommes embarqués sur la route des camions qui transportaient les Juifs, de l’église de Chełmno à la forêt de Rzuchów (extrait 4, plan 21). Le monde présenté par Lanzmann cesse d’être innocent. Le mal n’est pas hors-champ [18] Friedrich Wilhelm Murnau exprime une idée semblable dans Nosferatu (1922). Celui qui porte la mort en Allemagne n’entre jamais dans le champ (à une exception près quand il traverse l’écran dans le haubanage du bateau). Il est déjà présent au début du plan ou bien il devient visible, soudain, au milieu de l’image. .

Abraham Bomba, le coiffeur, Henrik Gawkowski, le cheminot, sont à la retraite. L’un ne coupe plus les cheveux, l’autre ne conduit plus les locomotives. Ils jouent volontairement leurs propres rôles dans un film. Et les spectateurs le savent. Mais ce ne sont pas des acteurs. Ils ne jouent pas leur tristesse et leurs larmes. Elles sont bien réelles. Nous sommes là dans l’originalité du film. C’est la mise en scène qui produit les paroles et les attitudes qui disent et transmettent la mémoire et l’histoire [19] En ce sens, les citations du livre Shoah – questions du cinéaste et réponses des témoins – sont bien données sous le nom unique de leur auteur : Claude Lanzmann. . On a vu que Lanzmann ne cache pas cette mise en scène et il n’impose aucune lecture de son film qui ne comporte aucun commentaire. Il n’exprime aucun jugement. Il nous laisse totalement libres de penser par nous-mêmes. Il livre seulement, si l’on peut dire, la vérité. Shoah est un combat pour la vérité de la mémoire et de l’histoire, mais aussi, comme le dit Dominique Païni [20] La Cinémathèque française a programmé, à Paris, en mars-avril 2000, l’intégrale des films de Claude Lanzmann, présentée par son directeur Dominique Païni, dans le programme réalisé à cette occasion, comme le cinéaste qui a marqué la fin du siècle en constituant la mémoire de ce qui n’était ni imaginable, ni représentable (page 14). , c’est un combat pour la vérité de la mise en scène, pour la vérité du cinéma, pour la vérité de l’art. 

C’est le lieu (Simon Srebnik)

Shoah, op.cit., page 25.

Il est bien clair qu’avant de réaliser Shoah, Lanzmann a travaillé. Il arrive en Pologne avec un savoir qui entraîne la précision du film dans les indications des lieux et dans la concordance rigoureuse entre les paroles et les images, entre l’histoire et la géographie de la Shoah.

Le problème, en effet, est que beaucoup de lieux de la Shoah ont été transformés dès le temps de la guerre. Le massacre a été effacé. La méthode du cinéaste est de retrouver ces lieux, exactement, et d’y inscrire les récits des événements dont ils furent le théâtre. Il s’agit toujours du lieu réel lui-même et non d’un symbole du lieu disparu [21] On peut évoquer à ce propos, en particulier, le souci de Jean-Marie Straub et de Danielle Huillet de faire de chacun de leurs films un relevé archéologique, géologique, ethnographique (...) d’une situation historique (...) (Serge Daney, Cahiers du cinéma, n° 305, novembre 1979). Straub et Huillet filment ainsi, exactement, le lieu même d’un massacre de civils italiens dans Fortini-Cani (1976) ou le lieu où furent enterrés des morts de la Commune dans Toute révolution est un coup de dés (1977). On peut penser aussi au regard de Nanni Moretti sur le lieu de l’assassinat de Pier Paolo Pasolini dans Caro Diario (Journal intime, 1993). . Si l’on veut souligner le caractère unique de Shoah, on est bien obligé de remarquer que ce scrupule est rare, qui semble pourtant élémentaire. La justesse du lieu montré, l’exactitude de l’image sont très rarement les préoccupations des films documentaires réalisés sur les camps. Il n’y a, à peu près, aucune image cinématographique de la Shoah [22] Dans le monde médiatique, les images confèrent l’existence. Malgré la multitude de témoignages sur les camps staliniens, on se représente mal le Goulag, presque sans images. On confond souvent la mémoire des camps hitlériens, presque sans images, avec celle de leur effondrement, abondamment photographié et filmé par les Américains et les Soviétiques, à la fin de la guerre. On croit toujours voir la Shoah sans images dans les charniers de Bergen-Belsen et on a cherché les chambres à gaz sans images dans les salles de douche ou de désinfection des vêtements. : seulement quelques dizaines de secondes sur une fusillade perpétrée par les Einsatzgruppen, sans doute dans l’un des pays baltes. La décision de Lanzmann de ne pas montrer d’archives n’est pas seulement le résultat de considérations d’ordre artistique. C’est aussi une question de déontologie d’historien. Annette Wieviorka, dans son livre Déportation et Génocide évoque le film La dernière étape de Wanda Jakubowska. À propos d’un plan montrant le départ d’un train, elle écrit : L’authenticité de cette scène est telle qu’Alain Resnais, faute de documents, l’introduisit dans Nuit et Brouillard [23] Annette Wieviorka Déportation et Génocide, Entre la mémoire et l’oubli, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1995, 506 pages, page 303. Il est vrai que c’est l’usage, dans les films documentaires, d’utiliser, sans en avertir les spectateurs, des séquences notoirement rejouées pour le cinéma, par leurs propres acteurs dans la réalité ou par d’autres personnes. C’est presque toujours le cas des films hitlériens de propagande (les images de guerre comme les images du ghetto de Varsovie qu’on montre sans toujours dire que ce sont des images nazies). C’est presque toujours le cas des films de propagande stalinienne (la prise de Berlin ou les images de la libération des camps dont on retrouve, d’ailleurs, des séquences dans Nuit et Brouillard). Parmi d’autres exemples, on peut évoquer le film Octobre présenté par la série télévisée des années 1980, Les Grands Jours du siècle. Au milieu des documents d’archives sur la révolution bolchevique, les réalisateurs ont placé, sans aucune indication pour le spectateur, des séquences géniales, mais tout à fait imaginaires du film Octobre de Serge Eisenstein. . Cependant, en toute rigueur, sans images d’archives, il faut que le cinéaste invente une autre manière de cinéma pour dire de l’histoire avec, nécessairement, des images. C’est ce qui fait de Shoah un chef-d’œuvre : Lanzmann est un inventeur de formes cinématographiques au moment où on pouvait penser que le cinéma avait épuisé toutes les formes possibles de représentation et était impuissant à montrer la Shoah. On peut distinguer radicalement Shoah de tout ce qui a été fait avant lui et constater que rien, depuis ce film, ne lui est comparable. Pour la question centrale de la représentation, le film de Lanzmann fournit les arguments décisifs dans un débat que l’histoire et la philosophie abordent en classe sur le problème des images de l’horreur et de leur utilisation. 

Quand on veut évoquer dans un film, par exemple à propos de Primo Levi, le camp de concentration d’Auschwitz III Monowitz, on montre, à peu près toujours, le camp principal Auschwitz I où Levi n’est allé qu’en 1945, ou Auschwitz II Birkenau, où il n’est allé, peut-être [24] Les déportés sélectionnés pour le travail dans les conditions de Primo Levi passaient généralement par le Zentral Sauna de Birkenau pour y être tatoués, tondus, habillés. Lui-même pensait n’être jamais allé à Birkenau au temps de sa déportation (Si c’est un homme : souvenirs, Laffont, 1999, 308 pages, page  248). Des survivants de son convoi, interrogés par Marcello Pezzetti, historien au Centre de documentation juive contemporaine de Milan, ont, pourtant, gardé le souvenir de leur passage à Birkenau. , qu’en 1965. En effet, il ne reste rien d’Auschwitz III Monowitz : terrains vagues, immeubles, usines [25] On voit encore à Oświęcim, le long de la rue Fabryczna, entre les quartiers de Chemików au nord et Monowice au sud, les restes des enceintes de béton et de barbelés des usines de l’ I. G. Farben, clôturant aujourd’hui les usines polonaises. La photo aérienne de l’US Air Force du 26 juin 1944 (Le Monde juif, n° 97, janvier-mars 1980) permet de constater que, si on se tient à mi-longueur de la rue Glowackiego, on est exactement au milieu du camp de concentration d’Auschwitz III Monowitz : c’est le lieu. Lanzmann, sans doute, filmerait les installations industrielles, les maisons d’aujourd’hui, les bosquets de bouleaux. Il ferait surgir dans cette banalité présente, la vérité du passé. Mais c’est un difficile exercice de cinéma. De la même manière, l’arrivée des déportés à Auschwitz a été souvent illustrée seulement par des images de la nouvelle rampe de Birkenau. Or l’ancienne rampe, où sont arrivés Primo Levi, les enfants d’Izieu et les autres déportés juifs ou résistants jusqu’à la mi-mai 1944, n’est entré dans l’espace mémoriel qu’en 2005 [26] Rudolf Vrba, lors de sa première intervention dans la seconde époque de Shoah, évoque la vieille rampe. Un premier plan (Shoah, op.cit., page 175) montre des trains avec l’indication à l’écran : L’ancienne rampe. Au deuxième plan, pendant un travelling arrière sur la rampe de Birkenau, il est précisé, par une inscription sur l’écran, que cette nouvelle rampe a été construite en 1944. Le plan suivant, enfin, est d’une très grande beauté (page 176). L’entrée de Birkenau, vue de l’extérieur, est dans la brume. Un travelling arrière suivi d’un panoramique à droite montre la campagne polonaise : arbres, maisons, pylônes électriques, chemin. Puis, lorsqu’une voie ferrée entre dans le champ, la caméra repart à gauche, en suivant les rails. Le panoramique se termine sur une image de l’ancienne rampe où se tenait, précisément, la caméra. En venant d’Oświęcim et en allant à Brzezinka (Birkenau), au premier carrefour après le pont ferroviaire, la route de gauche, conduit à 300 mètres à l’ancienne rampe, la Judenrampe, sur la gauche de cette route, devant les ruines des entrepôts de pommes de terre de l’ancienne gare de marchandises. . Quand Lanzmann l’a filmée, la Judenrampe était à l’abandon, envahie par les herbes, sans aucune indication ni information que ce lieu fût le terminus d’un voyage de cauchemar pour des centaines de milliers de personnes. La plus grande partie des gens exterminés à Auschwitz sont arrivés dans ce lieu de mémoire qui était alors étrangement oublié. Mais c’est bien le lieu que Lanzmann filme lorsque Rudolf Vrba parle, à New York, de la rampe d’Auschwitz [27] Shoah, op.cit., pp. 67 et 175. . Certes les deux rampes ne sont qu’à 800 mètres de distance. Mais, à 800 mètres près, ce n’est pas le lieu.

On se souvient d’avoir vu les extraits du procès Eichmann présentés par Rony Brauman et Eyal Sivan dans leur film Un spécialiste. Le président Landau, le procureur général Hausner et Eichmann lui-même ne parviennent pas à s’entendre sur l’emplacement de la ville de Cholm ou Chełm et ses rapports avec Chełmno, Kulmhof, Kulm, Kolm, dans le Warthegau ou dans le gouvernement général [28] Rony Brauman et Eyal Sivan, Éloge de la désobéissance À propos d’« un spécialiste » : Adolf Eichmann, Le Pommier, coll. « Manifestes », 1999, 176 pages, pages 154-157. . Les spectateurs de Shoah n’ont pas cette ignorance. Jan Piwonski était aide-aiguilleur. Il nous explique comment les trains, avant de pousser les vingt wagons de déportés dans le camp de Sobibór, manœuvraient sur l’aiguillage de la voie ferrée de Chełm, dans le Gouvernement général [29] Shoah, op.cit., page 65. (à une trentaine de kilomètres au sud de Sobibór).

On peut voir ou, plus facilement, lire Shoah en suivant, ville par ville, village par village, l’itinéraire du film, une carte de Pologne sous les yeux. Shoah est de ces films enracinés dans un pays réel qui permettent de se représenter les lieux avec la plus grande précision (comme pour certains des films d’Hitchcock par exemple). On peut dessiner, à partir des images de Shoah, un plan du village de Chełmno, la rue principale, l’église, le terrain vague où était le château, le chemin qui descend à la rivière Ner, à droite de l’église, le tracé de la route qui va de l’église ou de l’ancien château voisin au lieu des assassinats, les chemins forestiers qui partent à gauche de la route, les arbres, les clairières, l’emplacement des fosses et des bûchers. Nul autre que Lanzmann ne nous avait jamais montré le chemin. 

Nous avons, souvent, une étrange impression, en parcourant les lieux réels, décors d’un film qui nous a marqués : on passe de la réalité au film. À Chełmno, par exemple, de la même façon, on passe dans le film de Lanzmann. Mais ce film est tel que passer dans Shoah, c’est passer dans la Shoah. C’est ce qui explique l’impression vertigineuse que connaissent les spectateurs du film mais aussi les voyageurs qui ont le souvenir de Shoah, c’est à dire, en un sens de la Shoah. Ils reconnaissent, en parcourant la Pologne, des lieux qui ne leur parleraient pas de la catastrophe sans les images du film : les rivages de la Ner, les maisons de Grabów, la gare de Sobibór… Les touristes, aujourd’hui, à Cracovie, se voient proposer toutes sortes de visites : les mines de sel de Wieliczka, Auschwitz-Birkenau ou le tour de la ville. Pour le « Schindler’s tour », il s’agit de parcourir les lieux de tournage du film de Spielberg. Ainsi on est invité à s’arrêter, non pas dans les lieux réels du ghetto, mais dans les lieux choisis par Spielberg pour représenter le ghetto dont l’état actuel aurait donné une impression d’anachronisme. On va se recueillir rue Ciemna, dans l’ancien quartier juif de Kazimierz, où Spielberg a filmé une scène censée se passer dans le ghetto du quartier de Podgórze. On ne va pas dans le ghetto, sans intérêt puisque Spielberg n’y est pas allé. La fiction La liste de Schindler prend la place de l’histoire, enlève des couches de réel aux lieux véridiques pour les donner à des décors. En revanche, le voyageur qui voudrait retrouver les traces du film de Lanzmann en Pologne, retrouverait, ipso facto, les traces de la Shoah.

Ainsi, nous connaîtrons, après avoir vu Shoah, la gare de Treblinka et le chemin qui va au camp. Nous avions, certes, un savoir sur Treblinka. Il était abstrait, sans enracinement dans le réel. Ce savoir a basculé dans la réalité quand nous avons vu ce plan, affiché sur un mur, dans Shoah, parcouru de la pointe d’une canne à pêche par l’ancien SS Suchomel (extrait 2) : la rampe, le chemin vers la mort, le boyau, la palissade… Suchomel nous l’indique. Lui aussi, il se souvient : les hommes attendent là, là [30] Shoah, op.cit., page 158. , on ne pouvait rien voir à travers les murs de feuillage du boyau qui va aux chambres à gaz ici, ici, ici et ici…et ici [31] Shoah, op.cit., page 160. . Là, ici : ce sont les lieux, encore, toujours.

Et même, si on veut, on pourra aller plus loin et lire la description que fait Filip  Müller des fours d’Auschwitz [32] Shoah, op.cit., page 92. Lanzmann demande à Müller des précisions : Les ventilateurs ? dans le même extrait 2, avec, sous les yeux, les plans des ingénieurs de la Topf, publiés, par exemple, par Jean-Claude Pressac [33] Jean-Claude Pressac, Les Crématoires d’Auschwitz, CNRS Éditions, 1993, 153 pages, page 13 : plan du four Topf fixe bimoufle (four à deux chambres de crémation) chauffé au coke, type Auschwitz. Chaque chambre de crémation était équipée de souffleurs d’air frais électriques de 1,5 CV pour activer la combustion. De la même manière, le terrifiant récit de Filip Müller du « combat de la mort » dans les chambres à gaz (Shoah, op.cit., pages 180-181) correspond au mode d’introduction du poison par les ouvertures dans les plafonds des chambres à gaz des Crématoires II et III ou dans les murs des Crématoires IV et V. Le Zyklon n’arrive pas massivement de manière foudroyante mais graduellement, mètre par mètre. Les paroles de Shoah ne sont jamais à entendre sur le plan symbolique, mais toujours rigoureusement factuel. , des années après le témoignage de Müller devant la caméra de Lanzmann. Après tout, pourquoi pas ? Peut-être qu’un spectateur du futur se demandera si Müller sait bien de quoi il parle. Il pourra vérifier, en toute rigueur. 

Le film permet une étude sur la manière de faire de l’histoire avec des témoignages et même avec des documents. Pour aller au plus près de la Shoah, les documents habituels des historiens ne suffisent pas, car, lorsqu’ils existent, ils restent imprécis et n’évoquent jamais directement la fonction criminelle des installations des camps [34] Même si on peut constater cette fonction criminelle dans l’histoire des transformations techniques que les Allemands ont apportées, au fil des semaines et des mois, aux crématoriums de Birkenau. Lanzmann, de toute manière, ne récuse pas les documents. Shoah se réfère à la lettre du rabbin Schulmann de Grabow, au document sur les changements à apporter aux camions Saurer de Chełmno ou aux ordres de route des chemins de fer de Treblinka. . Alors, le dispositif lanzmannien de l’utilisation des documents et de la mémoire produit de l’histoire à propos de la Shoah.

La mémoire et l’histoire : L’action commence de nos jours à Chełmno-sur-Ner, Pologne

Shoah, op.cit., page 15.

C’est le destin de beaucoup de monuments commémoratifs de perdre leur signification au fil des années. Les élèves des lycées passent, maintenant, avec la plus grande indifférence devant les plaques rappelant la mort des anciens élèves dans les tranchées de 1914-1918. Les monuments de style stalinien (ou, d’ailleurs hitlérien) de Buchenwald ne nous disent rien sur le camp lui-même. Ils ne nous renseignent que sur l’image qu’avaient, du camp de Buchenwald, les communistes des années 50. On sait aujourd’hui que même un film aussi fondamental que Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, dont les images et le montage magistral ont bouleversés des générations de spectateurs, ne distingue pas la Shoah dans le système concentrationnaire national-socialiste, selon le point de vue des années 1950.

Le film de Lanzmann construit l’histoire et la mémoire de la Shoah. Il s’intègre à cette histoire, il en fait partie puisque nous n’avions pas cette représentation de la Shoah, dans notre esprit, avant le film de Lanzmann et que Raul Hilberg, l’historien de la destruction des Juifs d’Europe, devient un personnage de Shoah

On s’est interrogé, quelquefois, pour imaginer ce que serait l’univers sans le regard des hommes. Quel type d’existence aurait-il si personne ne cherchait à le voir, à le décrire ? Sans l’opiniâtre recherche de Lanzmann, sans ce désir de savoir et de transmettre ce savoir, la Shoah ne se distinguerait pas aussi fortement des autres tragédies de l’histoire. Pour un spectateur de Shoah, il y a un ensemble de dates, celles de la Shoah et une date, celle de son présent où ce passé bascule. Ce présent, c’était la fin des années 1980, puis les années 1990 où Shoah a été montré, de proche en proche, dans presque tous les pays du monde. Ce présent sera, de la même manière, celui des années du futur où on verra encore Shoah au moins aussi longtemps qu’on verra les autres chefs-d’œuvre de l’histoire du cinématographe. Il faut souligner que la disparition des témoins avec le temps qui passe fait qu’aucun cinéaste, même s’il en était capable, ne pourra plus jamais faire un film comme Shoah. Glazar ou Karski sont morts. Mais, comme les autres personnages du film, ils vivent et souffrent dans Shoah. L’intemporalité du film lui assure, en chaque époque, son actualité. On ne conçoit pas de faire l’histoire du cinéma et l’histoire de la Shoah sans référence au film Shoah [35] Jean-Luc Godard cite Shoah dans la première partie du film Histoire(s) du cinéma. Mais il ne présente pas de photogramme du film de Lanzmann dans le livre édité par Gallimard, sorti en même temps que le film (Histoire(s) du cinéma, 4 tomes, Gallimard, coll. « Blanche », 1998, 972 pages, le tome 1 correspondant aux deux premières parties du film). Le passage où aurait pu se trouver une image de Shoah est page 91. Dans le film, on voit un plan d'Hitler, souriant, dans un train. Puis on voit le plan de Shoah où Gawkowski, conduisant la locomotive arrivant à Treblinka, fait le geste de se trancher la gorge. S’enchaîne ensuite le plan d’une fusillade par les Einsatzgruppen. Sur ces deux derniers plans est incrustée la phrase : « Cinéma du diable. » Le plan suivant montre, à nouveau, Hitler dans un train. Mais comme cette séquence est absente du livre, on ne retrouve pas le nom de Lanzmann dans l’index des réalisateurs. .

Mais Shoah n’entre pas dans la catégorie des films historiques, selon la tradition de ce genre de films montrés à l’école. Pourtant le film de Lanzmann fournit des informations historiques rigoureuses sur ce qui s’est passé, par exemple, à Chełmno ou à Treblinka. Dans l’histoire transmise par l’école, il importe de veiller à distinguer les personnages : le poilu sacrifié au Chemin des Dames et, hommes et femmes, le canut lyonnais, le communard parisien, le déporté. Une démarche analytique, ne négligeant pas les faits précis et concrets est nécessaire pour rendre accessible à l’intelligence des élèves des événements aussi éloignés de leur expérience que la guerre, les Lager, la Shoah. Le film de Lanzmann excelle à rendre cette histoire présente concrètement, à la faire percevoir avec les sens comme avec l’intelligence.

Puisque vous voulez tout savoir (Franz Suchomel)

Shoah, op.cit., page 170.

La décision que le réalisateur sera présent dans le film est un élément capital de l’identité de Shoah. Les films fonctionnent dans la mesure où l’on peut s’identifier à l’un des personnages. Tous ceux qui veulent savoir, sans dévier jamais de ce chemin difficile, sont accompagnés par Lanzmann tout au long du film. Il est, de fait, rarement dans le champ. Mais on entend sa voix et la question posée est toujours, à y bien penser, celle qui est la plus féconde, qui conduit aux réponses les plus instructives. Bien que réalisé pendant une durée de dix ans, le film ne contient aucune différence de style. C’est toujours le même regard cinématographique. Et on ne comprend pas bien comment il est possible d’avoir à la fois la force de la concentration nécessaire pour la pertinence des questions posées – en particulier pour interroger plusieurs personnes en même temps, et de plus par l’intermédiaire d’une traductrice – et la totale maîtrise de la direction du film, les mouvements de caméra ou la dimension des plans. Sans compter que la forme du film impose, certes, une mise en scène totalement contrôlée par le cinéaste, mais comporte aussi une part d’aléatoire, de mise en péril, qui ajoute encore un problème nouveau, que n’ont pas, d’ordinaire, les cinéastes de fiction [36] Et beaucoup de documentaristes. Flaherty, en faisant jouer, par les Esquimaux de Nanouk, leur vie devant sa caméra, dit de la vérité sur la vie réelle. Mais il évite les problèmes posés par la présence de la caméra et par les événements imprévus. Le dispositif lanzmannien est beaucoup plus complexe puisque les personnages comme Henrik Gawkowski, le conducteur du train ou Abraham Bomba, le coiffeur, jouent, dans le présent, leurs propres personnages, mais tels qu’ils étaient dans le passé. C’est précisément la mise en contact du présent et du passé qui provoque, dans le présent, la conflagration spécifique du film. . Lanzmann ne peut savoir à l’avance les réactions des personnages, leurs réponses, leur maintien dans le champ. Et il faut ajouter encore que le cinéaste n’abandonne pas ses personnages et, partant, ses spectateurs. Ses gestes sont fréquents mais discrets, quasi hors champ, comme de placer sa main sur l’épaule des gens en manière de soutien, de sympathie. 

Il y a un geste de Lanzmann sur lequel on pourrait arrêter l’image, dans l’extrait 5, plan 13, proposé ici. C’est pendant un des entretiens avec Suchomel [37] Shoah, op.cit., page 159. . Celui-ci parle du froid de loup de l’hiver de Treblinka, – 10°C, – 20°C, et des hommes, des femmes, des enfants nus, dans le boyau montant vers la chambre à gaz. Le plan commence sur Suchomel. Panoramique à gauche sur Lanzmann. Lanzmann regarde le plan de Treblinka. Plusieurs secondes de silence. Lanzmann dit : Pouvez-vous… Il s’arrête de parler et on le voit faire brièvement le geste familier de soulever ses lunettes et de prendre entre ses doigts l’arête du nez, entre les yeux, comme on fait pour se décontracter, pour s’apaiser un peu. Puis il continue sa question : Pouvez vous décrire très exactement ce boyau ? Comment était-ce ? Et on se dit que cet homme supporte de faire Shoah, il supporte de parler à Suchomel, il supporte de découvrir, peu à peu, les pires détails de cette histoire, et les souffrances, et les larmes. C’est difficile, pour lui, comme pour nous. Par ce geste, nous reconnaissons un frère humain. Parce que nous sommes moins seuls, nous pouvons supporter le cheminement insupportable du film. 

L’expérience des débats, après le film, montre pourtant que des spectateurs ne comprennent pas toujours l’attitude de Lanzmann. On le trouve trop dur avec les victimes, par exemple en n'arrêtant pas de filmer lorsque Bomba le lui demande. Nous devons prendre cette réaction de spectateur en considération pour montrer qu’elle n’est pas à la mesure des problèmes que le film surmonte. Au regard de notre conscience et de notre intelligence, les larmes de Bomba ou de Müller, avérant leurs paroles, sont des documents décisifs sur Treblinka ou Auschwitz. La vérité de Shoah s’impose au prix de la souffrance de Bomba. Il faut écouter à nouveau ou relire ce que dit Lanzmann à Bomba : Vous le devez, il le faut (…) je vous en prie, nous devons le faire (…) Je sais que c’est très dur, je le sais, pardonnez-moi  [38] Shoah, op.cit., page 168. . Il n’est pas juste de trouver à ces paroles la moindre dureté. Si nous croyons que nous devons savoir et transmettre cette histoire, il n’y a pas d’autre posture possible que ce combat et cette obstination. Lanzmann n’est pas dans le champ. Nous ne savons rien de son attitude, de son visage, de sa souffrance. Seuls importent, de toute manière, Bomba, les femmes et les enfants dans la chambre à gaz de Treblinka.

Lanzmann accompagne le spectateur comme il accompagne les témoins-personnages de son film et ce n’est certes pas manquer de respect à un témoin que de lui demander son témoignage. En ce sens, précisément, le film est une œuvre créatrice d’humanité et de solidarité qui a particulièrement sa place dans les établissements d’enseignement et d’éducation.

C’est aussi ce rapport complexe, empathique ou conflictuel pour certains, entre nous, un auteur et une œuvre qui fait le caractère de Shoah.

L’attitude des témoins eux-mêmes, leurs larmes, leurs sourires, l’attitude de Lanzmann suscitent beaucoup de réactions qui peuvent être le point de départ d’une réflexion sur notre propre attitude face à de tels événements. La mise en scène de Lanzmann place les personnages au cœur de l’événement dont ils redeviennent les acteurs. Il faut tenir compte de ce dispositif singulier pour commenter l’attitude des personnages du film, y compris, bien sûr, celle de l’auteur lui-même. 

À propos de la mémoire de la Pologne : Et est-ce que leur cœur à eux pleure, quand ils repensent à ça ?

Question de Lanzmann aux paysans polonais, Shoah, op. cit., page 26. La phrase est prononcée au début de l’extrait 1.

Je vais vous aider à vous souvenir [39] Shoah, op.cit., page 256. dit Lanzmann à Franz Grassler, l’adjoint du commissaire nazi du ghetto de Varsovie. Lanzmann montre que les survivants ne sont pas les seuls à savoir. Il y a aussi les tueurs et les témoins. Sans la mobilisation des toutes ces personnes, jamais nous n’aurions su aussi certainement ce qui s’est passé à Chełmno et à Treblinka. Il resterait Bełżec. Notre savoir sur Bełżec est comparable à celui que nous avions sur Treblinka ou Chełmno, avant Shoah. Cette sorte d’ignorance est liée à l’absence de survivants mais aussi à la rareté, pour Bełżec, d’un travail comparable à celui de Lanzmann pour Chełmno [40] Voir en particulier le film de Guillaume Moscovitz, Bełżec, réalisé en 2008, dont certains passages peuvent être considérés comme des hommages à Shoah. . Comme Chełmno, Bełżec ruisselle de la mémoire du camp. Les habitants de Bełżec se souviennent parfaitement de ce qui s’est passé. Les Allemands les ont fait participer à la construction du camp. Le charpentier qui a construit les chambres à gaz, la boulangère qui livrait le pain aux SS à l’intérieur du camp, tous ont vu le camp. Ils l’ont parcouru. Ils savent. Ils auraient pu dire, peut-être, ce que ne veut pas dire l’ancien SS Oberhauser à Lanzmann [41] Shoah, op.cit., page 97. . Lanzmann a compris que les souvenirs des témoins polonais pouvaient nous être utiles s’il n’y a pas de survivants pour parler au nom des victimes. Et Shoah montre comment ces témoignages peuvent être efficaces et précieux. Le temps passe. Nous perdons les témoignages des habitants polonais ou ukrainiens de Bełżec alors que, grâce à Shoah, nous avons les témoignages des Polonais de Chełmno, de Grabów ou de Treblinka. 

La mémoire de la Shoah est gravée au plus profond de la mémoire de la Pologne. Il nous faut bien comprendre que Shoah est un film bienveillant sur la Pologne, même si la nouveauté et la puissance du film ont provoqué une polémique, en Pologne, au sujet de l’antisémitisme qui transparaît, en particulier, dans les séquences de Grabów (extrait 3) [42] La revue allemande Osteuropa-Archiv (novembre 1996) a publié un long dossier d’articles polonais, dans leur traduction allemande sur les réactions à Shoah. Voir aussi Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, la deuxième partie « Réflexions sur la question polonaise ».

On voit et on entend beaucoup de Polonais dans le film de Lanzmann. Ils sont bien traités, avec le seul souci de rendre compte objectivement d’une réalité. Dès le début du film (début de l’extrait 1) on apprend que Simon Srebnik a été sauvé par un paysan polonais. Les premières voix entendues dans le film, après le chant de Srebnik, sont des voix polonaises qui expriment la tristesse et la compassion. Lanzmann ne provoque pas. Il ne s’indigne pas de certaines réponses qu’il obtient. Il reste modéré et calme. Henrik Gawkowski, qui conduisait les trains de Treblinka est un personnage du film, pathétique et attachant, montré avec un profond respect. Lanzmann le ménage, prend en considération sa souffrance. Il a une attitude parfaitement déférente avec Jan Piwonski, à la gare de Sobibor. Il fait de Jan Karski, catholique polonais, « courrier » de l’AK, l’Armée de l’intérieur de la Résistance polonaise, le témoin capital de la Shoah à Varsovie, à la mémoire si compatissante et si douloureuse. Et même le peu sympathique Czeslaw Borowi qui rit si mal à propos et refait le geste qu’il faisait aux Juifs de se trancher la gorge, a droit à une main amicale de Lanzmann, posée sur son épaule, à la fin d’un plan. Et, après tout, la Polonaise qui prétend que les Juifs enfermés dans l’église de Chełmno appelaient au secours Jésus et Marie manifeste une certaine compassion puisqu’elle fait dire aux Juifs ce qu’elle aurait dit elle-même, dans une situation désespérée comparable (extrait 4, plan 9). Shoah permet d’avoir une vraie affinité avec la plupart de ses personnages polonais. 

La retenue de Lanzmann apparaît mieux quand on voit d’autres images de la Pologne. On se souvient peut-être du film de Marian Marzynski, Shtetl [43] Marian Marzynski, Shtetl U.S.A., 1996. Présenté sur Arte, le 3 septembre 1999. . C’est la fête à Brańsk, comme à Chełmno dans Shoah. Mais dans le film de Lanzmann, les Polonais, même maladroitement, parlent des Juifs. À Brańsk, à 50 kilomètres au sud sud-ouest de Białystok, on inaugure un monument à la gloire de l’histoire de la petite ville. Les Juifs ont vécu ici pendant cinq siècles. En 1939, ils étaient plus de 60 % de la population. Pas un mot sur les Juifs. Les Juifs n’ont pas existé. Donc la Shoah n’a pas existé. Cet effacement, si on laisse faire, c’est la dernière main mise à la Shoah [44] On pourrait évoquer aussi, pour montrer la mesure du regard de Lanzmann, les inscriptions antisémites qu’on pouvait voir en Pologne à la fin du siècle dernier. Car si les Juifs n’ont pas existé, ou s’ils ont disparu, il n’en faut pas moins continuer à appeler au meurtre contre eux. Il faut tuer les morts. C’est le sens des inscriptions qu’on pouvait lire pendant l’été 1999, devant la pharmacie Pankiewicz de Cracovie ou sur les murs de l’ancien quartier juif Kazimierz. On lisait sur un des murs de la cour de récréation d’une école polonaise, située dans l’ancien ghetto lui-même, qu’il faut jeter les Juifs à la Vistule. On voyait une croix gammée, gravée depuis longtemps et que personne ne songeait à effacer, au-dessous de la plaque commémorative, apposée sur le vestige du mur du ghetto de Cracovie, etc. .

De toute manière, Lanzmann se préoccupe des Juifs de la Shoah, pas des Polonais ou des Allemands d’aujourd’hui. Shoah est un film posé, pondéré, nullement haineux. Nous sommes libres de juger ou non. Shoah n’est pas un film à thèse. Les personnages de Shoah constatent. Ils ne jugent pas.

Le film dans l’école

Shoah est une œuvre qui est devenue un élément de son propre objet. On ne peut plus parler de la Shoah sans parler du film Shoah comme source d’information et de réflexion. Sans doute, avant le film, le terme Shoah était-il utilisé déjà par les spécialistes, André Kaspi en particulier. Mais l’usage de ce mot pour désigner l’holocauste, la solution finale ou la destruction des Juifs d’Europe ne s’est développé en France, en Allemagne, en Italie, au Japon même, qu’après la sortie du film de Lanzmann. Shoah est ainsi une œuvre de nomination [45] Le mot Shoah signifie « destruction » en hébreu, et rien d’autre, selon Georges-Elia Sarfati, professeur en Sciences du langage, à l’Université de Tel-Aviv. C’est le mot « holocauste » qui a une connotation sacrificielle et religieuse. . La spécificité et l’universalité de la Shoah sont incomparablement illustrées par la spécificité et l’universalité du film Shoah.

La connaissance des événements dont parle le film s’accompagne d’émotion. Certains professeurs ne veulent pas en entendre parler, jugeant cette question hors de leurs compétences et de leurs préoccupations. L’émotion n’en existe pas moins. Il s’agit de ne pas récuser l’émotion voire le traumatisme dans un processus éducatif. La connaissance de l’existence de la Shoah, la vision du film Shoah sont des « événements » dans la vie d’un adolescent. En voyant le film, sans doute rencontre-t-on la Shoah. Mais on rencontre aussi, par la même occasion, une œuvre d’art qui peut aider, précisément, à dominer ce traumatisme de la révélation de la présence de la Shoah dans l’histoire.

Les images d’horreurs peuvent provoquer soit l’effondrement des élèves, soit une fascination morbide et sadique [46] Y compris les scènes de tortures des martyrs chrétiens représentés par les plus grands maîtres de la peinture. On peut penser, en particulier, aux visites scolaires du musée d’Unterlinden de Colmar et aux réactions des enfants devant le terrifiant chef d’œuvre de Matthias Grünewald : la crucifixion du retable d’Issenheim. . En ne montrant pas de telles images Shoah évite ces pièges, en particulier en interdisant toute possibilité de jouissance. Shoah ne donne pas davantage la satisfaction d’une fin heureuse parce que la Shoah ne le permet pas sans mentir.

Shoah montre des hommes dans leur souffrance mais aussi dans leur résistance. Shoah parle de la mort, mais aussi de la vie. Une éducation qui voudrait cacher aux enfants la réalité de la violence du monde serait mensongère et détestable [47] D’un point de vue pédagogique, c’est le reproche le plus important qu’on peut faire au film de Roberto Benigni, La vie est belle (1997). . Janusz Korczak, quelques jours avant la mort à Treblinka, faisait jouer aux enfants de la Maison de l’orphelin du ghetto de Varsovie le drame de Rabindranath Tagore Le Courrier où meurt un enfant. Ainsi, Lanzmann n’a pas le projet d’édulcorer la réalité. Il dit la vérité. Mais il n’abandonne pas ceux à qui cette vérité est révélée. Il est un passeur qui aide à porter sur la réalité insoutenable un regard capable d’affronter le mal et de lui résister, par le moyen d’une œuvre d’art. Shoah est une incitation à demeurer debout, à regarder frontalement ce mal et à le combattre. En ce sens, le film de Lanzmann est une œuvre éducative majeure.

Il n’y a, bien entendu, aucune possibilité de fonder la moindre morale sur un événement comme la Shoah. Mais il y a une morale dans les œuvres d’art, même si leur sujet est la Shoah. Il n’y a rien à tirer de la Shoah. Mais le film Shoah, en revanche, est une source incomparable de réflexion philosophique, psychanalytique, historique, civique et morale.

Le film a, ainsi, un caractère interdisciplinaire et rassemble les professeurs d’histoire, de philosophie, de français, de sciences économiques et sociales, de langues, d’art plastiques sur une multitude de thèmes [48] On peut évoquer, tout particulièrement, un travail extraordinaire réalisé à l’initiative d’une professeure de Lettres du lycée Maine de Biran, de Bergerac, Nathalie Philippe. En janvier 2000, une manifestation a rassemblé, autour du film de Lanzmann et en sa présence, dix établissements scolaires, près de quarante professeurs de lettres, histoire, philosophie, langues, et plus de mille élèves, avec l’aide de la municipalité, de la Région, et d’un grand nombre d’associations dont les fédérations de parents d’élèves, présents lors de la projection du film et de la réflexion qui a suivi.  : réflexion sur les rapports entre la mémoire et l’histoire, sur la manière de reconnaître ou non le mal, sur l’obéissance aveugle aux ordres, sur le crime bureaucratique sans conscience du mal, sur la résonance des multiples langages entendus dans le film (français, anglais, allemand, hébreu, italien, polonais, yiddish), sur la manière de filmer les gens, sur le langage du cinéma, sur la place de l’artiste dans son œuvre etc.

Les difficultés souvent évoquées, liées à la longueur du film, peuvent être ainsi résolues si plusieurs professeurs sont disposés à céder une part de leur temps de cours pour traiter, par la médiation de Shoah, des questions qui se trouvent, au moins implicitement, dans les programmes, en particulier les programmes d’histoire et de philosophie. De toute manière, le temps nécessaire pour voir le film Shoah n’excède pas le temps que passe un élève moyen pour lire un livre d’épaisseur moyenne.

Non seulement Shoah nous fournit des informations historiques rigoureuses, mais le film les enracine dans la mémoire des gens. En tant qu’œuvre d’art universellement reconnue, Shoah assure à son sujet, la Shoah, la pérennité des grandes œuvres artistiques de l’histoire des hommes, si on veut bien s’attacher à les transmettre. 

Deuxième partie. « Shoah » (extraits)

Les vidéos

Date de la vidéo: 1985 Collection:  - Shoah

« Shoah » - Extrait 3 - Polonais de Grabow

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Les pistes pédagogiques associées

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Proposition de travaux personnels sur le film

À propos du cinéma

L’idéal serait que le film n’arrive pas, dans le cours de l’année, comme une exception mais après d’autres films dont l’étude permettrait de parler de la technique du cinéma et de la place de cet art dans la mémoire et dans l’histoire du XXe siècle. Shoah n’est pas un film tourné en vidéo numérique. Il a été réalisé en format 16 mm du cinéma. Il peut être présenté après plusieurs films vus en classe pour illustrer les différents chapitres du cours d’histoire. On aurait vu la naissance du cinéma à la fin du XIXe siècle, en insistant sur le « cinéma du réel » (les films Lumière par exemple) ; on aurait présenté, dans le chapitre sur la Russie et l’Union soviétique, à partir des films d’Eisenstein, le sens du montage et du rythme ; on pourrait, à propos de l’Allemagne des années 1920, parler de Murnau et de la manière de montrer la présence du mal, comme on l’a déjà évoqué, etc. On peut aussi établir les rapports et les différences entre le film de Lanzmann et les genres de films remarquables de l’histoire du cinéma : cinéma documentaire, cinéma d’enquête policière et de suspense, western... Il importe, d’un point de vue pédagogique, que Shoah puisse ainsi être abordé comme un objet artistique, sans parler, dans un premier temps de son sujet. L’œuvre d’art prendrait alors véritablement son sens de médiation entre la violence et les élèves.

Shoah peut être utilisé comme un des meilleurs exemples pour enseigner le langage cinématographique. On peut expliquer comment les images parlent d’elles-mêmes. Elles sont l’essentiel du film comme le montre la comparaison entre la relative brièveté du livre Shoah, rassemblant toutes les paroles prononcées dans le film et la longueur du film lui-même.

Par exemple, on peut proposer une réflexion sur l’image et le sens apparaissant dans la manière de filmer : cadre et mouvements de caméra : 

  • Les travellings dans la forêt ou sur route de Chełmno invitant à la méditation. 
  • La locomotive arrivant sur l’écran comme un animal dangereux et effrayant, renouvelant pour d’autres raisons, en d’autres circonstances, l’impression primordiale de la réalité du cinématographe.
  • Les panoramiques sur les églises, les clochers, les croix, qui, sans le moindre commentaire, expriment très fortement le silence de l’Église catholique. En d’autres lieux un plan d’un calvaire à Sobibór ou, comme à Włodawa, les plans juxtaposés ou les panoramiques montrant, dans le même plan, l’église catholique et l’ancienne synagogue ruinée, expriment la même idée. 
  • Les plans sur les fenêtres, les rideaux soulevés, les visages qui, loin de n’être que des plans de coupes, montrent les regards sur l’équipe technique du cinéaste comme, peut-être, les regards d’hier sur l’accomplissement du crime.
  • La mise en scène dans Shoah ; la spontanéité et la construction cinématographique.
  • Le hors champ dans Shoah.

Sujets plus généraux à propos de la totalité du film

Le film permet de dégager quelques thèmes pour des propositions de travaux personnels plus généraux ou des débats en classe, en veillant bien à ne pas permettre une « scolarisation » du film, c’est à dire une notation et une intégration dans les schémas d’étude traditionnels au lycée (par exemple, prendre prétexte du film pour parler de la Shoah sans montrer que le film est maintenant indissociable de son sujet et, pour le cas le plus extrême, l’étude d’un sujet du type : la Shoah, causes, déroulement, conséquences). Il s’agit d’alerter les élèves à propos de l’importance de Shoah. Mais, comme pour les autres œuvres étudiées en classe, la confrontation personnelle profonde avec le film, même si elle est possible et souhaitable, ne se fera pas nécessairement pendant les années de lycée. Elle viendra, à son heure, dans la vie de chacun et de chacune. Il faudra, de toute manière, voir impérativement Shoah dans sa totalité.

On peut dégager quelques exemples de thèmes.

  • Les différents personnages, les rapports entre eux ou leur simple juxtaposition, établis par le montage : les victimes, les témoins, les tueurs, le cinéaste lui-même.
  • La force de la vérité produite par la confrontation des témoignages humains (séquences de Chełmno et de Treblinka).
  • L’histoire de l’antisémitisme (à partir du premier texte de Hilberg correspondant aux pages 107 à 111 du livre Shoah, op.cit.).
  • Un exemple d’analyse d’un document par un historien (le commentaire de l’horaire de chemin de fer par Raul Hilberg).
  • Le rôle des bureaucrates dans la Shoah (réflexion sur ce que dit Walter Stier qui oublie le nom d’Auschwitz que, pourtant, Lanzmann vient de prononcer).
  • La mémoire collective d’un village (les villageois de Chełmno).
  • Forces et faiblesses de la résistance évoquée par Shoah.
  • La caméra comme une arme (la scène dans la brasserie, avec Oberhauser).
  • Les larmes dans Shoah, soulignant et avérant les paroles : Michaël Podchlebnik, Filip Müller, Abraham Bomba, Jan Karski...
  • Le personnage d’Henrik Gawkowski (le conducteur du train) : son attitude, ses gestes, son émotion, ses souvenirs.
  • La folie dans Shoah.
  • L’autorité et la conscience (soumission à l’autorité et absence de conscience à partir des paroles des tueurs ou complices des tueurs : Franz Schalling, Franz Suchomel, Franz Glassler).  
  • La compassion et la morale exprimées par Czeslaw Borowi (« si tu te coupes un doigt, moi, je ne sens rien. »).
  • Les transgressions de Lanzmann dans Shoah (par exemple transgression dans la forme à propos de la longueur insolite du film ou transgression d’un autre ordre à propos des mensonges aux anciens nazis).
  • Différentes manières de traduire « Je » ( Motke Zaïdl, Itzhak Dugin, Henrik Gawkowski), « Il » dit… (Michaël Podchlebnik, Czeslaw Borowi, Henrik Gawkowski parfois), « Monsieur » dit (Pan Filipowicz, des hommes à Grabow)…
  • Les problèmes de traduction et les rapports de Lanzmann avec les traductrices.
  • Les questions de Lanzmann. En quoi Lanzmann est-il véritablement l’auteur du livre Shoah qui contient les réponses des personnages du film à ses propres questions ? 
  • L’attitude de Lanzmann en général.
  • Shoah et les lieux de la Shoah : par exemple Simon Srebnik à Chełmno : Oui, c’est le lieu ou Jan Piwonski devant la gare de Sobibór.
  • La création d’un sens par l’aléatoire : par exemple, à Grabów, une bicyclette qui passe dans le champ pendant la lecture de Lanzmann devant l’ancienne synagogue, les enfants qui jouent dans les rues à Treblinka, les personnages à l’arrière plan sur le quai de la voie ferrée ou à Birkenau, les adolescents qui traversent la rampe, les lapins qui passent sous les barbelés.
  • Le temps et les saisons dans Shoah : le soir, la nuit, l’été et le soleil, la pluie, l’hiver et la neige...
  • La notion de « document » dans Shoah.
  • Le thème de l’eau dans Shoah.
  • Le thème du feu dans Shoah.
  • La nature et les animaux dans Shoah.
  • Les bruits dans Shoah : rumeur de la vie, roulements des trains, moteur des voitures, sabots des chevaux, chant des oiseaux…
  • Le sens et la justification de la connaissance des détails de l’histoire de la mort des Juifs [49] Deux citations à ce propos : Claude Lanzmann, entretien avec Serge Toubiana, émission Bandes à part, France Culture, 14 octobre 2001 : Quand je faisais Shoah, (…) je me disais toujours : "Mais au fond, à quoi ça sert (…) les questions que tu poses ? (…) Six millions ont été tués, on sait… Pourquoi vouloir arpenter des lieux vides et puis décider que là était l’entrée du camp… Et en fait, six millions, c’est un résultat, c’est une abstraction et seuls les détails permettent d’accéder à la vérité, à la réalité, à ce que cette abstraction masque et cache (…). Ça sert à faire en sorte que la vérité soit. Ça sert à l’incarner, vouloir que la vérité soit dite, que la réalité de cette épouvante soit dite, vouloir le comment. Le détail le plus extrême du comment, c’est une loi absolue. Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Flammarion, 2007 : (…) Je ne m’intéressais qu’aux faits, (…) nous avions commencé cette longue série de voyages uniquement parce que nous voulions découvrir les faits. (page 516) C’est bien nous, les vivants, qui avons besoin des détails, des histoires, parce que ce dont les morts ne se soucient plus, les simples fragments, une image qui ne sera jamais complète, rendra fous les vivants. (page 520). .

En conclusion

Beaucoup d’élèves ont maintenant oublié comment le cinéma, avec Bergman, Bresson, Dreyer, Mizoguchi, Tarkovski, Welles… a pu être, comme la littérature, une source féconde de réflexion. Shoah montre comment des images, sans commentaire, peuvent produire de la pensée. 

Le film de Lanzmann a un singulier rapport au temps. Le film coule comme un fleuve, puissant et inexorable. On a le sentiment qu’il ne s’épuise jamais. Depuis sa sortie, le film n’a cessé d’être projeté, régulièrement, dans le monde entier, ou presque [50] Le film a été présenté sur tous les continents, de l’Amérique à l’Asie, dans la plupart des pays. Malgré sa longueur, le film a été diffusé trois fois, en dix ans, sur les chaînes hertziennes françaises. . L’inscription de Shoah dans le patrimoine des grandes créations de l’humanité transmis par les collèges et les lycées doit assurer à cette œuvre et à son sujet l’éternité de la haute culture : en ce sens, Shoah est un des coups les plus durs jamais portés contre la mort. On peut dire de Shoah ce qu’Alberti écrit de la peinture qui a une force (…) qui lui permet non seulement de rendre présents, comme on le dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants [51] Alberti, Della pittura, édition et traduction Jean-Louis Schefer, Macula, Paris, 1992, 269 pages, in L’Objet du siècle, op. cit., page 205. .

Gérard Wajcman écrit : Dire de Shoah, qui vise un point d’horreur, que c’est une œuvre d’art, c’est dire aussi que Shoah est un témoignage pour la vie. En faveur de la vie, et aussi "pour" au sens de "à la place" des vies perdues. Ce film pose que quelque chose a eu lieu, et que cela n’est pas du passé. [52] L’objet du siècle, op. cit. page 252.

La lecture que nous voulons faire du film met les élèves, et les spectateurs en général, dans une attitude résolue de combat pour la vérité de l’humanité, mais aussi pour la Résistance et pour la vie.

Bibliographie

Claude Lanzmann, Shoah, Gallimard, collection folio, 1997, 285 pages © Librairie Arthème Fayard, 1985.

Il est question du film de Lanzmann dans un très grand nombre de livres d’histoire, de cinéma, de philosophie en France et à l’étranger. 

Des ouvrages collectifs en langue française sont consacrés en totalité ou en partie à Shoah et à son auteur : 

  • Sous la direction de Michel Deguy, Au sujet de Shoah le film de Claude Lanzmann, Belin, 1990, 319 pages.
  • Présenté par Éric Didier, Anne-Marie Houdebine, Jean-Jacques Moscovitz, Shoah, le film, Des psychanalystes écrivent, Jacques Grancher, 1990, 224 pages.
  • Sous la direction de Juliette Simont, Claude Lanzmann, Un voyant dans le siècle, Gallimard, 2017, 322 pages.

Autres ouvrages :

  • Aline Alterman, Visages, Shoah, le film de Claude Lanzmann, Cerf, 2006, 353 pages.
  • Carles Torner, Shoah, une pédagogie de la mémoire, Les éditions de l’atelier, 2001, 255 pages.

Notes de bas de page

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