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Quand le français est-il devenu une langue officielle ?

Copyright de l'image décorative: © Archives nationales, Public domain, via Wikimedia Commons

Ordonnances royaulx sur le faict de la justice et abbreviation des proces par tout le royaulme de France. 25 août 1539. Provenance BnF, réserve des livres rares, vélins 979, page de titre. 
Par Jean-Clément Martin BorellaJournaliste histoire et culture
Publication : 27 sept. 2024 | Mis à jour : 27 sept. 2024
Temps de lecture : 6 min

Niveaux et disciplines

D’abord langue des élites intellectuelle et politique, le français s’est peu à peu imposé sur tout le territoire, à partir de l’ordonnance royale de Villers-Cotterêts en 1539. Longtemps dominantes, les langues régionales finiront par s’effacer à son profit.

 

Parmi les 192 articles qui composent l’ordonnance de justice de Villers-Cotterêts, signée le 15 août 1539 par François Ier, deux d’entre eux (articles 110 et 111) font du français la nouvelle langue administrative du royaume. 

Nous voulons d’oresnavant que tous arrests soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement.

Article 111 de l'édit de Villers-Cotterêts.

Le paragraphe précédent de cet article souligne quant à lui l’importance de l’adoption d’une langue commune afin de s’assurer qu’il n’y ait ni ne puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude quant aux décisions de l’État

En 1989, à l’occasion du 450e anniversaire de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, Alain Decaux, alors ministre de la Francophonie, prononçait une conférence sur l’importance de ce document en tant que première étape vers une généralisation, lente mais progressive, du français.

 

Cette loi est une volonté politique : il s’agit, pour l’emblématique souverain de la Renaissance, de réduire l’influence de l’Église, dont les membres utilisent le latin. Jusque-là, tous les documents officiels étaient rédigés dans cette langue, même si Louis XII avait déjà demandé, en 1510, que le droit soit parlé dans les langues de France.

Pour autant, la promotion du français n’a rien d’évident. S’il est connu des élites de Paris, il n’est pas plus parlé par le peuple que le latin. Au quotidien, les plus de quinze millions de sujets communiquent en différents patois : le provençal, le normand, le wallon, l’occitan… La volonté du pouvoir central de lutter également contre les pouvoirs locaux ne va donc pas encore jusqu’à remettre en cause les langues régionales et la traduction des textes législatifs en langue dite « maternelle » est autorisée. 

Les bases politiques jetées, il faut dès lors souligner le rôle capital de la culture dans le cheminement lent, mais réel de notre langue. En déployant dans leurs écrits l’élégance et la fluidité du français, des poètes comme Joachim du Bellay (La Défense et illustration de la langue française, 1549), Pierre de Ronsard (Les Amours, 1560) et l’écrivain François Rabelais (Pantagruel, puis Gargantua, 1532 et 1534) participent, au XVIe siècle, à son enracinement national. L’imprimerie, mise au point par l’Allemand Gutenberg en 1450, accélère la diffusion du français. Dans L’Apparition du livre (Albin Michel, 1958), Lucien Febvre et Henri-Jean Martin estiment que vingt millions de livres [ont été] imprimés en Europe dans les cinquante premières années

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Mais c’est bien sous l’impulsion de Richelieu, principal ministre de Louis XIII entre 1624 et 1642, que la langue française va prendre son essor. Amoureux des belles lettres, le cardinal multiplie les initiatives d’envergure. En 1631, il demande à Théophraste Renaudot de créer le premier journal national en langue française, La Gazette.

 

Quatre ans plus tard, il crée l’Académie française afin que les meilleurs auteurs puissent discuter de sujets liés à la langue et élaborer ensemble un dictionnaire chargé de fixer le bon usage du français, dont la première édition sortira en 1694. 

Date de la vidéo: 2019 Collection:  - On n'arrête pas le progrès

L'Académie française

 

Par ce rôle de grand mécène, Richelieu place le domaine artistique sous la coupe du pouvoir politique et fait du français un outil de propagande royale. Les auteurs les plus sérieux écrivent désormais en français. C’est une évolution extraordinaire car, à cette époque, on n’écrit pas des textes de connaissances générales dans une autre langue que le latin, soulignait, en 2009, le linguiste Alain Rey dans sa conférence « Le français, une langue à l’épreuve des siècles ». Mais si le français s’imprime (au détriment du latin) et s’exprime dans les représentations données à la cour ou dans les salons parisiens, il n’est toujours pas enseigné aux gens du peuple, qui n’en ont pas l’usage et ne sont pas scolarisés. Ainsi, Molière (1622-1673), lorsqu’il est en déplacement, est obligé d’adapter ses pièces sous la forme de pantomime afin de les faire bien comprendre.

Le français, clé de voûte de l’unité

À la fin du XVIIIe siècle, la Révolution française, par son désir d’unité nationale et son combat contre tout vestige de féodalisme, entend œuvrer pour l’instruction de l’ensemble des citoyens. Ses représentants ont bien compris, comme Richelieu avant eux, que dans un pays aux multiples dialectes, [...] un vocabulaire "commun" est unificateur (Francine Mazière, Penser l’histoire des savoirs linguistiques, 2022).

Dès lors, l’abbé Grégoire, prêtre et homme politique, se charge, en 1794, de la rédaction d’un rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française

Jean-Baptiste Mauzaisse (1784-1844), L'Abbé Henri Grégoire (1750-1831), ecclésiastique et homme politique. © Domaine public, via Wikimedia Commons.

 

Il constate : Il n’y a qu’environ quinze départements de l’intérieur ou la langue française soit exclusivement parlée ; encore y éprouve-t-elle des altérations sensibles […].

Lorsque l’abbé Grégoire rend son rapport, la vivacité des patois et des dialectes est très grande, note Alain Rey dans l’émission Concordance des temps du 2 octobre 1999. Près de la moitié de la population ne parle pas le français, qui reste l’apanage des prêtres. Pour les révolutionnaires laïcs, une réforme d’ampleur est nécessaire afin que la langue officielle devienne aussi la langue majoritaire.

 

Cette nécessité de développer l’usage du français pour favoriser l’unité de la nation se retrouve dans l’action de la Convention nationale qui, en janvier 1792, avait décrété l’établissement d’institutions capables de faire connaître le français là où il est méconnu.

Si cet idiome doit l’emporter sur les autres, c’est parce que, écrit Grégoire, il est doté d’une marche claire et méthodique qui permet à la pensée de se dérouler facilement. Selon Alain Rey, les membres de la Convention nationale exploitent socialement une vision fantasmatique développée à partir du XVIIe siècle, selon laquelle le français, par sa construction sujet-verbe-complément, est la langue la plus rationnelle du monde.

Il faudra pourtant attendre encore un siècle pour que la volonté politique s’allie vraiment à une nécessité pratique. L’avènement d’une société d’échanges (moyens de transport, télécommunications…), la réforme de la conscription de 1872 (plus personne n’échappe au service militaire), l’instruction rendue obligatoire par les lois de Jules Ferry (adoptées en 1881 et 1882) et la mobilisation générale de 1914, noient les régionalismes au sein d’une fière et solide entité nationale, d’où émergent deux grands symboles : le drapeau et la langue. 

Les avènements de la radio et de la télévision, dont les usages se démocratisent dans les années 1950, accélèrent encore la diffusion et l’uniformisation du français sur tout le territoire. Considérés comme des services publics, ces deux médias possèdent une mission culturelle qui inclut, selon leur cahier des charges, la défense et l’illustration de la langue française

Niveaux: Cycle 4 - Lycée général et technologique - Lycée professionnel

Il était une fois… la télévision

 

Étonnamment, ce n’est qu’en 1992 que la Constitution mentionne pour la première fois le français comme langue de la République, afin d’assurer sa défense face à l’anglais qui se répand dans l’usage quotidien.

Les langues régionales ont encore du mal à se faire entendre...
2020 - Les langues régionales ont encore du mal à se faire entendre... [EXTRAIT]

 

Avec la loi Toubon, promulguée en 1994, les textes relatifs aux contrats de travail et les informations destinées aux consommateurs doivent être rédigés en français. L’article 1 indique, en effet, que le français est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. Pour autant, les différentes dispositions ne sont pas là pour faire obstacle à l’usage des langues régionales (article 21), qui font partie du patrimoine national. Comme si l’esprit de la loi était davantage tourné vers l’ouverture de Villers-Cotterêts que vers l’intransigeance de la Révolution…

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