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Cinq contresens à ne plus faire sur Blaise Pascal

Copyright de l'image décorative: © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Par Fabien Trécourtjournaliste idées, culture et société
Publication : 07 juin 2023 | Mis à jour : 19 déc. 2023

Niveaux et disciplines

Écrivain génial et spécialiste de rhétorique, il a laissé derrière lui quelques formules choc dans ses Pensées, abondamment reprises, mais parfois sujettes à de mauvaises interprétations.

Blaise Pascal en cinq citations

     

1) Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.

Cette citation n’a pas la connotation sentimentaliste qu’on lui donne parfois. Géomètre exceptionnel, Pascal sait que tout raisonnement s’appuie nécessairement sur des principes indémontrables, des définitions ou encore des axiomes – par exemple, le fait qu’il existe une infinité de nombres, qu’une ligne droite est toujours le plus court chemin ou que l’espace comporte trois dimensions… Ces prémisses ne pourraient être connues que par l’intuition, régulièrement assimilée à la foi ou à la lumière naturelle.

De ce point de vue, Pascal ne défend pas l’existence d’un pouvoir de l’amour ni d’une forme de lucidité dans la poésie qui permettraient de s’affranchir du raisonnement scientifique. Il préconise plutôt de se tenir sur une ligne de crête entre, d’un côté, les sceptiques, les relativistes et les athées et, d’un autre, les croyants et les religieux dogmatiques. L’être humain est ainsi assimilé à un « roseau pensant », oscillant entre le doute et la foi, et constamment appelé à rester conscient de ses limites.

En résumé, pour Pascal, la raison ne peut ni démontrer ni infirmer l’existence de Dieu. À l’instar des premiers principes de la géométrie, cette croyance serait au fondement de toute connaissance ; elle serait éprouvée avant d’être démontrée et n’aurait pas vocation à être remise en question.

2) La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.

C’est l’une des citations favorites des politiques et des intellectuels qui disent défendre une position médiane : entre souci de justice sociale et autorité du pouvoir. En 2014, le Premier ministre Manuel Valls s’y est par exemple référé dans son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale. Pourtant, cet extrait des Pensées n’a pas du tout le sens qu’on lui prête en première lecture.

Pour Pascal, la force et la justice sont nécessairement liées : l’une ne va jamais sans l’autre. Il existe cependant une différence de taille entre les deux. D’un côté, on peut toujours débattre de ce qui est juste ou injuste ; l’idée de justice ne s’impose jamais de manière évidente. La force, au contraire, est sans ambiguïté. Elle s’impose au plus faible sans débat possible. 

Une conséquence importante de ce raisonnement est l’idée que la force est première par rapport à la justice. Autrement dit, ceux qui détiennent le pouvoir sont en mesure d’imposer leurs règles et, ensuite seulement, on peut débattre de celles-ci. 

En pratique, observe Pascal avec cynisme, les dominants ont donc imposé leur conception de la justice par la force – y compris lorsqu’on pourrait la juger injuste sur un plan moral ou politique. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fut juste, résume le philosophe.

3) Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.

Souvent citée lors des confinements successifs de 2020 et 2021, cet extrait des Pensées semble valoriser l’ennui et l’improductivité. En réalité, le propos de Pascal est surtout critique. Jeune adulte, il a fréquenté les cercles littéraires et philosophiques, le monde de la cour, de la nuit et des jeux d’argent… Avec le recul, ce mode de vie lui paraît vain, certes animé, mais vide de sens, bien moins vivant que hanté par la mort.

Pour Pascal, savoir que nous allons mourir et disparaître – notre « finitude » autrement dit – est une source d’angoisse autant que de nihilisme. Non seulement nous ne serons plus, mais rien de ce que nous faisons n’a, en conséquence, réellement d’importance. Pour fuir cette réalité, les humains ont tendance à s’occuper à outrance et à donner plus de valeur aux choses qu’elles n’en ont vraiment – par exemple un travail jugé indispensable, une œuvre décrite comme incontournable, etc.

C’est plus généralement ce que Pascal appelle le « divertissement » : ce qui nous fait oublier notre finitude, le néant de la condition humaine et la vanité de toute entreprise. Contre cette tendance à fuir, pouvant se muer en une aliénation – à certaine formes d’addiction par exemple –, Pascal prône l’acception de soi et de la réalité. La capacité à rester en repos, à s’ennuyer d’une certaine façon, n’est qu’une conséquence de cette disposition d’esprit.

4) Le moi est haïssable.

Là encore, cette phrase choc pourrait passer en première lecture pour une critique de l’égocentrisme, de l’égoïsme ou, dans un autre registre, de la misanthropie. En réalité, elle s’inscrit plus exactement dans la critique que fait Pascal de l’imagination, cette puissance trompeuse comme il l’écrit dans les Pensées

Concrètement, ce n’est pas tant notre propension au nombrilisme ni même notre identité profonde qui seraient haïssables. Le moi renvoie à une image de soi : celle que nous avons de nous-mêmes et que nous donnons à voir en société. Lorsque nous réfléchissons à ce que nous sommes ou quand nous devons décliner une identité en public, notre amour-propre et notre imagination œuvrent de conserve pour élaborer un reflet conforme à nos désirs et aux attentes de la société. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être, résume Pascal ; nous voulons vivre dans l’idée des autres une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître.

L’imagination nous rend ainsi invisible à nous-mêmes autant qu’aux autres. Le moi est un faux-semblant parmi d’autres, participant pleinement à une société faite d’artifices et de divertissements. En nous éloignant de nous-mêmes, il nous permet d’oublier notre finitude et la vanité de l’existence, mais il nous couperait du même coup de la réalité et de Dieu.

5) Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher.

Tout au long de son œuvre, Pascal dénonce les faux-semblants et les fictions, les divertissements et les mondanités, les vies rêvées et les identités de façade, etc. C’est-à-dire de tout ce qui nous éloignerait de la réalité de la condition humaine et de Dieu. Si l’imagination est à la racine de ces artifices, le langage joue également un rôle essentiel. Permettant de dire tout et son contraire, il peut donner corps aux mensonges. C’est pourquoi Pascal dénonce, dans toute une série de Pensées, les beaux parleurs (La vraie éloquence se moque de l’éloquence) et les moralistes qui prêchent une maxime tout en faisant le contraire (La vraie morale se moque de la morale.). Se dire philosophe peut être aussi une façon d’afficher une identité de façade, de s’octroyer une prestance et une profondeur illusoires. De même que l’habit ne fait pas le moine, comme le résume un proverbe, les vrais philosophes n’ont pas besoin de se prétendre tels, encore moins de s’en vanter et ils se moquent des individus masquant la vacuité de leur pensée sous cette étiquette.

Pour aller plus loin

Une piste pédagogique

• Penser le divertissement avec Blaise Pascal et les réseaux sociaux. Cette piste pédagogique s’inscrit dans un cours de philosophie pour des élèves de terminale générale et technologique. Il s’agit de mettre en perspective un point majeur de la sagesse pascalienne, le divertissement, tant sur sa conception que sur ses formes contemporaines.

Trois dossiers thématiques

• Qui était le philosophe Blaise Pascal, auteur des Pensées ? Scientifique engagé dans les débats politico-religieux de son temps, Blaise Pascal défend l’idée qu’on ne peut connaître Dieu que par le cœur et non par la raison. Homme de contraste, il reste toute sa vie tiraillé entre la vivacité de sa foi et la rigueur de son intelligence, mais aussi entre l’espoir et la détresse que lui inspirent la condition humaine.

 

• Quel est le pari de Blaise Pascal ? C’est probablement son idée la plus célèbre. Nous aurions toujours intérêt à croire en Dieu car il y aurait tout à gagner si son existence était avérée et rien à perdre si ce n’était pas le cas. Mais qu'écrit vraiment Blaise Pascal à ce propos dans ses Pensées ?

Niveaux: Français, lettres, philosophie

Quel est le « pari » de Blaise Pascal ?

 

• Blaise Pascal a-t-il inventé l’ordinateur ? À l’âge de 19 ans, le scientifique et philosophe Blaise Pascal (1623-1662) imagine une machine composée de disques mécaniques et de lanternes, permettant d’effectuer rapidement et, surtout, automatiquement des calculs complexes : des séries d’additions, de soustractions et de multiplications.

Deux livres

  • Pascal à la plage, Francis Métivier, Dunod, 2022.
  • Pascal et la proposition chrétienne, Pierre Manent, Grasset, 2022.

Quatre revues

  • Pascal – L'imagination, une puissance trompeuse, Sciences Humaines n° 352 – novembre 2022.
  • Blaise Pascal (1623-1662). Face à l’infini, dans Hors-série Les Essentiels N° 11, du magazine Sciences Humaines, Cinq siècles de pensée française, février-mars 2022.
  • Blaise Pascal. Le savant converti, Philosophie magazine n° 37, février 2010.
  • Pascal, le cœur a ses raisons, Hors-série Le Monde-La Vie, mai 2022.

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