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Baudelaire l’ambigu : un poète moderne et antimoderne

Copyright de l'image décorative: © Nadar

Portrait de Charles Baudelaire en 1855.
Par Jean-Clément Martin BorellaJournaliste histoire et culture
Publication : 31 mai 2024 | Mis à jour : 10 juin 2024

Niveaux et disciplines

Baudelaire, poète de la modernité, qui a ouvert la voie à une littérature nouvelle, regrettait les transformations du monde – notamment celles de Paris, initiées par le baron Haussmann, ou celles de la technique, comme la photographie... Malgré tout, ces révolutions en marche l'ont inspiré, constituant le sublime creuset de son œuvre, une œuvre mêlant tout à la fois poésie et prosaïque.

 

Avec le recul, la condamnation des Fleurs du mal, en 1857, a eu une vertu : elle a obligé Baudelaire à élaborer une deuxième édition. En effet, le retrait forcé de six poèmes a détruit l’architecture du recueil et il était hors de question pour un poète aussi minutieux de laisser à la postérité un livre incohérent. Entre 1857 et 1861, Baudelaire connaît une intense phase de création. Au point que le nouveau volume comporte 35 poèmes inédits et une section supplémentaire, les « Tableaux parisiens ».

Ces deuxièmes Fleurs du mal révèlent toute la modernité de sa poésie. Le terme « moderne » est à expliciter tant il peut prêter à confusion. Dans son essai consacré au dessinateur Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire définit ce qu’il entend par là : « C’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » Or, le rôle de l’artiste est de tirer l’éternel du transitoire : il doit extraire de la modernité ce qui mérite d’entrer dans l’éternel. Dans le poème À une passante, nous lisons : 

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

À une passante, Les Fleurs du mal.

« Avec Les Fleurs du mal naissait toute la poésie moderne », explique, dans cette archive du 28 février 1958, Claude Pichois, éminent spécialiste de Baudelaire.

Baudelaire et Paris : entre fascination et détestation

Pour arracher à la vie actuelle son côté épique, quoi de mieux que d’arpenter la grande ville en mutation qu’est alors Paris ? Depuis 1853, Napoléon III et le préfet de la Seine, Georges Eugène Haussmann, se sont lancés dans une modernisation d’ensemble de la capitale. Tous les domaines de l’urbanisme sont concernés : les rues, les façades, les égouts… Paris est un chantier à ciel ouvert et les vieux quartiers disparaissent dans le fracas des pioches.

Cette vidéo de Réseau Canopé donne la mesure de ce qu'était Paris au milieu du XIXe siècle : une ville surpeuplée, insalubre et dangereuse. Impressionné par Londres, Napoléon III veut changer l'image de la capitale et charge le baron Haussmann de la moderniser. 

 

Cette transformation meurtrit Baudelaire : « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel. » (« Le Cygne », Les Fleurs du mal). Mais elle le fascine aussi, comme il l’avoue dans ce même poème : « Palais neufs, échafaudages, blocs, / Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie. » Le flâneur est assailli par une multitude de détails et s’attarde sur ceux qui méritent de l’attention. À rebours de la tradition, il érige en héros moderne les oubliés de la grande marche en avant : les vieilles, les aveugles… Les semblables du poète : « Ruines ! Ma famille ! » (« Les Petites Vieilles », Les Fleurs du mal). Ainsi, dans le noble et classique alexandrin, Baudelaire ose glisser du prosaïsme : « Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles / Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? / La Mort savante met dans ses bières pareilles / Un symbole d’un goût bizarre et captivant. » (« Les Petites Vieilles », Les Fleurs du mal).

Le 15 novembre 2016, France Culture proposait une émission sur la façon dont Baudelaire a poétiquement habité la ville de Paris, jusqu’à en faire un thème phare de la création artistique.

Pour Baudelaire, le prosaïque est poétique

Cette audace deviendra une tendance et plus jamais après lui un poète lyrique ne rencontrera de succès. En usant d’un vocabulaire prosaïque dans une forme classique, Baudelaire atteint les limites assignées à la poésie. Exemple type : l’utilisation du mot « brûle-gueule » – une pipe à tuyau très court – dans le poème « L’Albatros » : « L’un agace son bec avec un brûle-gueule. » C’est là frôler un vulgarisme. Dans la poésie du XIXe siècle, il est interdit d’utiliser un vocabulaire trivial. En 1829, Alfred de Vigny avait d’ailleurs provoqué un scandale en préférant, dans son adaptation de Othello de Shakespeare, le terme de « mouchoir » à celui de « tissu ». Pour retourner « dans l’impeccable naïveté », Baudelaire travaille donc sur une forme adéquate. Il abandonne le vers pour une création en prose, prenant la forme de petites nouvelles poétiques, « sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux ondulations de la rêverie » : Le Spleen de Paris ou Petits poèmes en prose. La liberté de l’écriture accentue la sensibilité du poète et affine son observation du monde physique et moral. 

Pour Baudelaire, Le Spleen de Paris est « encore Les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté, de détail et de raillerie ». Plusieurs poèmes des deux recueils partagent le même titre. Cet article de la BnF Les Essentiels apporte des éléments de compréhension de l'œuvre.

 

Capture d'écran du site de la BnF Les essentiels consacré au Spleen de Paris de Baudelaire

Capture d'écran du site de la BnF Les essentiels et du dossier consacré au Spleen de Paris de Baudelaire.

 

Loin de caractériser les pauvres par leur condition, Baudelaire entend leur redonner une dignité. Si l’alexandrin l’en empêche, la prose le lui permet. Dans « Le Joujou du pauvre », il peut écrire que les dents de l’enfant pauvre et celles de l’enfant riche sont « d’une égale blancheur ». 

Cette forme poétique lui permet d’exposer son hostilité au progrès, « cette lanterne moderne qui jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance. » (Article sur L’Exposition universelle de 1855). La philosophie du second Empire se fonde sur la croyance que le perfectionnement des techniques entraînera celui des mœurs. Une théorie en laquelle Baudelaire ne croit pas. Pour lui, tout progrès ne peut se faire qu’à l’échelle de l’individu.

L’ambivalence de Baudelaire se manifeste pleinement dans son lien avec la photographie. S’il abhorre ce « credo actuel des gens du monde », il est l’écrivain le plus photographié de son temps. Il consacre même un poème à ce nouvel art, « Le Rêve d’un curieux », qu’il dédie à son ami photographe Félix Nadar.

Pour aller plus loin

     

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• Si Baudelaire a grandi avec les romantiques, il s'est pourtant peu reconnu en eux, prenant bientôt ses distances avec le mouvement. Avec sa poésie – qui s'inspire tout à la fois de la rue, du laid, du mal, du spleen –, il propose alors, selon les mots de Victor Hugo, un frisson nouveau.

• Au moment de leur publication, en 1857, Les Fleurs du mal sont violemment critiquées et bientôt considérées comme un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale. Une œuve scandaleuse ou bien trop en avance sur leur temps ?

• Bien qu'il n'ait publié de son vivant que deux ouvrages, Les Fleurs du mal et Les Paradis artificiels, Charles Baudelaire a, par sa modernité, bouleversé la littérature de son temps et imprimé durablement sa marque sur le nôtre. Il a souvent été considéré comme le précuseur du mouvement symboliste. 

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