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Les Fleurs du mal de Baudelaire : une œuvre en procès

Copyright de l'image décorative: © Étienne Carjat

Charles Baudelaire en 1865. Dernière photo avant sa mort. 
Par Jean-Clément Martin BorellaJournaliste histoire et culture
Publication : 31 mai 2024 | Mis à jour : 10 juin 2024

Niveaux et disciplines

Au moment de leur publication, à l'été 1857, Les Fleurs du mal sont violemment critiquées et bientôt considérées comme un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale. Une œuve scandaleuse ou trop en avance sur leur temps ?

 

Le règne de Napoléon III (empereur des Français de 1852 à 1870) est marqué par le triomphe de la bourgeoisie et de ses valeurs. Dans le domaine artistique, cette marque prend la forme d’une tendance : l’art pour la morale. L’école du bon sens, incarnée par les dramaturges Émile Augier (1820-1889) et François Ponsard (1814-1867), utilise l’art comme un instrument promouvant la bonne conduite. Il doit divertir en respectant des règles de pudeur.

Baudelaire, un faiseur de scandale ?

Ainsi, « au milieu d’une société rationaliste et superficielle, Baudelaire apparaît chargé d’une mission de profondeur et de ténèbres », écrit Pierre-Jean Jouve dans Le Tombeau de Baudelaire (éditions du Seuil, 1958). En défendant l’idée que la poésie ne doit pas avoir d’autre but qu’elle-même, il passe pour un provocateur et, par les thèmes scabreux (érotisme débridé, blasphème assumé…) qu’il convoque, comme un faiseur de scandale. En cherchant à représenter poétiquement l’hypocrisie de l’homme, il se sépare de la culture nationale.

Baudelaire prenait du plaisir à choquer les bourgeois. Mais ces mêmes bourgeois ont créé une « légende baudelairienne », dans le but de le marginaliser. Pour exemple, cette anecdote rapportée par l’écrivain Maxime Du Camp.

Capture d'écran du site de la BnF Les essentiels intitulé Les cheveux verts de Baudelaire

Capture d'écran du site de la BnF Les essentiels intitulé Les cheveux verts de Baudelaire.

 

L’époque est aux procès littéraires. Après la comparution de Flaubert, du 29 janvier au 7 février 1857, pour « délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs » pour son roman Madame Bovary, ce sont Les Fleurs du mal de Baudelaire qui attirent les foudres de la justice. Quelques semaines seulement après sa publication, le 21 juin 1857, le recueil de poèmes est violemment critiqué et bientôt considéré un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale par la direction de la Sûreté publique. Le 20 août 1857, Les Fleurs du mal doivent faire face au substitut du procureur impérial. Si les juges reconnaissent le talent de l’auteur, une incompréhension les hante : n’a-t-il donc pas de passe-temps plus doux que celui d’évoquer les plaies hideuses de l’esprit et du cœur ? Pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs » et pour l’exemple, ils condamnent Baudelaire à 300 francs d’amende et au retrait de six poèmes : Les BijouxLe LéthéÀ celle qui est trop gaie, Femmes damnéesLesbos et Les Métamorphoses du vampire

Dans son réquisitoire, le substitut du procureur abandonne les poursuites pour outrages à la religion, afin de mieux faire condamner les quelques pièces portant, selon lui, atteintes aux bonnes mœurs.

Baudelaire, un réaliste ?

La morale matérialiste au pouvoir s’est arrêtée sur « les expressions obscènes » du recueil pour en faire le fer de lance de l’école honnie du moment : le réalisme. Ce mouvement, dont le romancier Champfleury (1821-1889) et le peintre Gustave Courbet (1819-1877) sont alors les figures principales, confère à l’artiste le rôle de représenter les choses telles qu’elles sont. Le réalisme, né au sein de la bohème, lutte contre les faux-semblants d’un art aseptisé. Il est perçu par la bourgeoisie comme un danger, puisque ses œuvres sont dénuées de toute mise en garde morale.

 

Dans L’Atelier du peintre, tableau visible au musée d’Orsay, Gustave Courbet livre de façon réaliste sa vision de la société française du second Empire. C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi, écrit Courbet. À droite, les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art, dont Charles Baudelaire. À gauche, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort.

 

Si le compte-rendu du procès des Fleurs du mal mentionne bien le « réalisme grossier » de certaines pièces, Baudelaire ne peut pas être affilié à ce courant artistique. Chez lui, « l’imagination est la reine des facultés » et « l’univers tout entier est un magasin d’images et de signes » que le poète a pour tâche d’illuminer. Dans son Salon de 1859, il s’en prend même aux réalistes : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. […] Je préfère les monstres de ma fantaisie. » L’art de Baudelaire n’est pas descriptif, mais suggestif. Cela est particulièrement visible dans son traitement poétique de la ville de Paris, qu’il décrit au travers d’allégories, sans jamais citer de lieux précis (hormis le Louvre, dans Le Cygne). 

Pour aller plus loin

     

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• Si Baudelaire a grandi avec les romantiques, il s'est pourtant peu reconnu en eux, prenant bientôt ses distances avec le mouvement. Avec sa poésie – qui s'inspire tout à la fois de la rue, du laid, du mal, du spleen –, il propose alors, selon les mots de Victor Hugo, un frisson nouveau.

• Les transformations du monde – notamment celles de Paris, initiées par le baron Haussmann, ou celles de la technique, comme la photographie... ont constitué pour Baudelaire le sublime creuset de son œuvre mêlant tout à la fois poésie et prosaïque.

• Bien qu'il n'ait publié de son vivant que deux ouvrages, Les Fleurs du mal et Les Paradis artificiels, Charles Baudelaire a, par sa modernité, bouleversé la littérature de son temps et imprimé durablement sa marque sur le nôtre. Il a souvent été considéré comme le précuseur du mouvement symboliste. 

• Début 1857, Gustave Flaubert et son Emma Bovary se retrouvent sur le banc des accusés. On reproche à son auteur de glorifier l'adultère. Et s'il célébrait plutôt la puissance de l'imagination ? 

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