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Baudelaire : un poète à l’origine d’une nouvelle esthétique

Copyright de l'image décorative: © Nadar

Charles Baudelaire, photographié par Nadar. 1855.
Par Jean-Clément Martin BorellaJournaliste histoire et culture
Publication : 31 mai 2024 | Mis à jour : 10 juin 2024

Niveaux et disciplines

Si Baudelaire a grandi avec les romantiques, il s'est pourtant peu reconnu en eux, prenant bientôt ses distances avec le mouvement. Avec sa poésie – qui s'inspire tout à la fois de la rue, du laid, du mal, du spleen– , il propose alors, selon les mots de Victor Hugo, un frisson nouveau.

 

Charles Baudelaire, né le 9 avril 1821 à Paris, a été bercé par les poètes romantiques, sans s’en satisfaire tout à fait. Hormis « les poésies de Victor Hugo et un drame de Sainte-Beuve », il se dit, à 17 ans, « complètement dégoûté de la littérature ». Et il va même plus loin : « Depuis que je sais lire, je n’ai pas encore trouvé un ouvrage qui me plut entièrement. »

Le jeune Baudelaire ne trouve pas d’œuvre qui saurait répondre à son grand trouble métaphysique, qu’il formulera plus tard en ces termes : « Il y a dans l’homme une force mystérieuse dont la philosophie moderne ne veut pas tenir compte ; et cependant, sans cette force innommée, [...] une foule d’actions humaines resteront inexpliquées. […] Cette force primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle. » (Notes nouvelles sur Edgar Poe). Il lui reste donc à écrire ce qu’il aimerait lire, mais, tout en suivant ses instincts singuliers, il va s’inspirer du courant à la mode.

Le romantisme ou l'affirmation d'un moi sensible

Le romantisme littéraire s’impose en France après la chute du premier Empire, en 1814, en réaction au classicisme qui régit les arts depuis des siècles. L’une des caractéristiques principales de ce mouvement réside dans l’expression de la subjectivité, l’affirmation d’un « moi » sensible confronté à une réalité décevante. Le romantique est un héros malheureux, « né trop tard dans un monde trop vieux », selon la formule d’Alfred de Musset. La poésie devient alors le terrain d’expression d’une triste expérience de vie : solitude, quête d’un idéal…

Dans l’émission Aujourd’hui Madame du 9 juin 1977, l’écrivain Robert Sabatier expliquait en quoi la chute de Napoléon Ier avait joué un rôle majeur dans l’émergence de la poésie romantique en France.

 

Dans son Salon de 1846, Baudelaire écrit : « Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. [...] Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini. » Mais sa séparation d’avec les grandes figures du romantisme est à envisager dans une conception différente de ce que renferme ce « beau ». Contrairement à elles, Baudelaire a horreur du culte de la nature. Il écrit : « Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales » (« Obsession », Les Fleurs du mal) et demande, dans son carnet Fusées, ce que sont « les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? »

Face au faux malheur romantique, le spleen de Baudelaire

Il en veut à Lamartine qui passerait, par son amour « des légumes sanctifiés » – ainsi Baudelaire qualifie-t-il, dans une lettre de 1855, les arbres et les fleurs – à côté de la grande cause du romantisme. Il en veut aussi à Musset, « enfant gâté qui invoque le ciel et l’enfer pour des aventures de table d’hôte », à qui il reproche un style mièvre et plaintif. Il manque à la harpe de ses auteurs une corde grave, que Baudelaire entend jouer. Opposant le « faux malheur » romantique, venu de l’extérieur (de la société, de la femme…), à une angoisse existentielle intérieure, Baudelaire se donne un double objectif : donner une autre définition de la « beauté » et faire du « spleen » le fondement d’une nouvelle poétique.  

Baudelaire élabore Les Fleurs du mal à partir de l’idée que « nous sommes tous nés marqués pour le mal » (Notes nouvelles sur Edgar Poe) et que le poète a pour devoir d’extraire une beauté de la noirceur. Le ton est donné dès le premier poème : « Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ; / Nous nous faisons payer grassement nos aveux, / Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, / Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. » (« Au lecteur », Les Fleurs du mal).  

« Je ne conçois guère [...] un type de beauté où il n’y ait du malheur. » 

Charles Baudelaire, Fusées.

Pour illustrer au mieux la réalité de ce mal, Baudelaire théorise le concept de spleen. Le spleen est un mot anglais désignant la rate, siège supposé de la mélancolie, que l’on va retrouver de manière lancinante dans toute l'œuvre de Baudelaire, sous différentes formes : l’ennui, le péché… Le spleen dépasse le « mal du siècle romantique », selon l’expression de Musset dans La Confession d’un enfant du siècle (publié en 1836 chez Félix Bonnaire), par son intensité et son caractère incurable.

Présent dans le premier poème des Fleurs du mal, il l’est aussi dans le dernier, « Le Voyage », comme si Baudelaire voulait souligner la vanité de tous les efforts déployés pour le combattre. Ceux du lecteur, comme ceux du poète :

Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Le Voyage, Les Fleurs du mal.

Dans cette ressource à deux entrées, Andrea Schellino, spécialiste de la poésie du XIXe siècle, rend d’abord compte de l’architecture secrète des Fleurs du mal, avant que Jean-Marc Chatelain, conservateur à la BnF, n’explique l’histoire mouvementée de sa publication.

Capture d'écran du site de la BnF intitulé L'œuvre d'une vie, Les Fleurs du mal

 

Le poète n’est donc plus le guide à suivre pour espérer des lendemains qui chantent, comme le clame Victor Hugo : « Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on veuille nous faire le présent, l’avenir sera beau. » La raison en est que le poète est, pour Baudelaire, un homme ambivalent. S’il est en conflit avec la société, il l’est aussi avec lui-même :

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !

« L’Héautontimorouménos », Les Fleurs du mal.

Au mieux, Baudelaire transforme la douleur en énergie, mais pas en consolation. Comment pourrait-il en être autrement, alors qu’il avoue, dans « Le Mort joyeux » : « Je veux creuser moi-même une fosse profonde, / Où je puisse à loisir étaler mes vieux os. »

À la mort de Baudelaire, Théophile Gautier consacre à son ami une étude sensible, évoquant la place certaine que sa poésie occupera à l’avenir. 

Pour aller plus loin

     

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• Au moment de leur publication, en 1857, Les Fleurs du mal sont violemment critiquées et bientôt considérées comme un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale. Une œuve scandaleuse ou bien trop en avance sur leur temps ?

• Les transformations du monde – notamment celles de Paris, initiées par le baron Haussmann, ou celles de la technique, comme la photographie – ont constitué pour Baudelaire le sublime creuset de son œuvre mêlant tout à la fois poésie et prosaïque.

• Bien qu'il n'ait publié de son vivant que deux ouvrages, Les Fleurs du mal et Les Paradis artificiels, Baudelaire a, par sa modernité, bouleversé la littérature de son temps et imprimé durablement sa marque sur le nôtre. Il a souvent été considéré comme le précuseur du mouvement symboliste. 

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