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Mes forêts d'Hélène Dorion : le recueil, sa composition, ses thèmes

Par Anne RevertAgrégée de lettres modernes, lycée français international André-Malraux, Rabat (Maroc)
Publication : 28 févr. 2024 | Mis à jour : 01 mars 2024

Niveaux et disciplines

Pour écrire Mes forêts, un paysage : celui de la forêt, mais aussi d'un monde à l'arrêt, sommé de se confiner. De ce face-à-face avec soi-même, avec la nature et avec une société bousculée dans ses certitudes par la pandémie de Covid-19, Hélène Dorion a trouvé une source de réflexion et d'inspiration. Passage en revue des thèmes qui structurent et irriguent son œuvre.  

Un recueil ? Plutôt un livre…

Hélène Dorion préfère parler de « livre » plutôt que de « recueil ». La « cueillette » aurait quelque chose d’aléatoire qui égarerait le lecteur, l’écarterait du chemin que le livre emprunte. « Mes forêts, dit-elle, devrait être lu en entier, du début à la fin parce son architecture construit un parcours, un itinéraire. Mes forêts s’apparenterait presqu’à un roman, dans le sens où ce livre raconte une histoire, qui part d’un début et qui va vers une fin. » 

Une réflexion sur le titre

Hélène Dorion vit au Canada, dans la région d’Orford, en Estrie (au sud-ouest du Québec). Bien sûr, on croise dans Mes forêts des coyotes, l’ours noir et l’orignal des grands espaces nord-américains. Certes, on lit le nom de la « rue Summerside » et celui de « l’hôpital du Saint-Sacrement » de Québec, mais il ne s’agit pas seulement de rendre hommage à un lieu géographique. Dans « Fragments de paysages », « le paysage, dit-elle, n’est pas qu’un dehors, il émerge tout aussi bien de l’intérieur. (…) Au landscape du peintre répondrait l’inscape de l’écrivain, ce paysage intérieur nourri d’images et d’impressions sensorielles ». À chacun ses forêts, quand bien même seraient-elles déserts, mers ou montagnes, lieu réel ou imaginaire. 

L’orée du chemin : une faille

On accède à « [ses] forêts » par une « faille », une « brèche », une « fracture », une « déchirure ». Ce leitmotiv dans l’œuvre d’Hélène Dorion évoque la fragilité, la vulnérabilité, mais également l’ouverture possible. Chaque brèche est une porte d’entrée vers notre intériorité. Il s’agit donc d’entendre ces « failles », d’accueillir ces « brèches » comme des invitations à emprunter le chemin qui nous ramène à nous. La première section intitulée « L’écorce incertaine » porte un titre construit sur un oxymore signifiant. Si « l'écorce » indique la dureté, « incertaine » connote, au contraire, la fragilité. Malgré les apparences, tout est éphémère, la nature comme nous-mêmes. Hélène Dorion vivait dans l’ouest américain lorsque l’idée de Mes forêts lui est venue. Elle y a vécu un incendie ravageur. De plus, le livre a ensuite été écrit pendant la pandémie et le confinement qui ont tout changé, notamment notre rapport au temps et au monde. 

Le mouvement incessant, mais invisible

     

De la nature

Contempler la forêt, c’est observer le cycle de la vie, illustré par le mouvement des feuilles et des saisons. La chute d’une feuille est simultanée à la naissance d’une autre, le vide est la condition nécessaire au renouvellement, au souffle nouveau. Nous sommes cette feuille qui palpite au rythme de nos pas. Si le terme « bégaiement » est choisi par Hélène Dorion pour évoquer la chute d’une feuille, c’est parce qu’il dit à la fois l’achoppement et les prémisses de quelque chose à naître, l’échec et les balbutiements d’un renouveau. La nature nous offre chaque jour des exemples de ce mouvement permanent quoiqu’invisible : « jusqu’à l’autre saison / les forêts vacillent / dans le souffle de la terre ». 

De l'intime

« Le rocher » évoqué dans la première section s’est « fendillé » en galets dans la deuxième et nous sommes ces galets-là. Toute chute permet « l’éclosion d’un bourgeon ». N’oublions pas l’influence de la philosophie camusienne sur Hélène Dorion. La citation qui ouvre la deuxième section – « Où aller sans commencement / et peut-être sans fin » – ancre l’écriture dans le motif de l’éternel recommencement de Sisyphe. Il s’agit de nier ce qui paraît fatal pour entrer dans le mouvement qui peut être le « voyage immobile » dont les arbres sont capables puisque « les forêts / apprennent à vivre /avec soi-même ».

Du monde

Loin d’être isolés et immobiles, les arbres communiquent et forment un tout, une unité. « Les nuages chuchotent / à l’oreille des pierres ». Tous les éléments naturels sont personnifiés dans Mes forêts, offrant une lecture animiste du monde. Comment habiter le monde pour s’inscrire dans cette « chute de liens / avec le ciel qui jette l’ancre » ? L’œuvre pose ce genre de questions existentielles et politiques.

Une composition symphonique

Dans la première section (ou premier mouvement), les instruments entrent dans la partition, un par un : le ruisseau, l’arbre, la feuille… Chaque élément fait son entrée dans l’orchestre, s’installe. Chaque poème porte un titre au singulier. La promeneuse « avance / à petits pas / de l’autre côté de la nuit » (p. 37), à l’affût des sons de la forêt : « j’écoute cette partition / du temps » (p. 14) ; « j’écoute un chant de vagues » (p. 21) dans une poésie qui propose de mettre de côté nos tourbillons de gestes et de paroles, de ralentir cette manière d’être au monde pour permettre la lumière après l’obscurité, le recommencement après la chute.

Dans la troisième section, « L’onde du chaos », les bruits du monde que l’on entendait au loin déferlent : « il souffle mille voix de vent. » L’écriture prend des allures de poésie épique et polyphonique. Nous sommes au point culminant de la symphonie.

La quatrième section semble à part. Le « bruissement » est un bruit confus, léger, comme celui d’une étoffe que l’on froisse. C’est à la fois un retour au calme et la naissance de quelque chose, un murmure, un récit d’avant le commencement, comme « un chœur antique » nous dit Hélène Dorion, qui viendrait raconter ce qui s’est passé avant le début de l’histoire. 

Le motif des ondes

Le motif lyrique traditionnel de l’eau est central, le ruisseau portant les ondes vives au rythme du dégel. Toutefois, la polysémie du terme est particulièrement riche. Lorsque le bruit du monde déferle dans la troisième section, le chaos émane d’autres ondes, hertziennes cette fois-ci. On entend les « sirènes », les « klaxons », le « tintamarre » de nos vaines agitations. Lorsque l’usage de facebookinstragramtwitter n’est pas maîtrisé, ces réseaux sociaux nous isolent au lieu de nous relier. Le terme « écran » est souvent employé. Il désigne à la fois la surface d’affichage et ce qui s’interpose, dissimule. Nous finissons par nous perdre nous-mêmes dans ces vagues de flux, dans un désordre que mime la composition.

Une traversée

Dans « l’onde du chaos », la métaphore de « la descente vers soi » (p. 57), sorte de catabase (descente aux Enfers), illustre cette chute nécessaire à son mouvement inverse, l’anabase (une remontée afin de rapporter aux hommes une vérité sur l'invisible) – « je remonte / vers toi ». « L’écriture d’Hélène Dorion, dit Vincent Tasseli, dans les actes du colloque POET(e )S , Revue NU(e) numéro 74, traduit ce passage, cette passerelle subtile, de la perte à la suture, de l’extérieur vers l’intérieur. Elle ose la catabase et remonte des souterrains chargée de pierres précieuses, un style étoilé ». Le trajet va donc de l'exploration de la négativité (la faille, le manque, le vide) vers une ouverture et l'exploration de l'univers. Ainsi se trace le parcours d'une poésie, qualifiée à ses débuts d'intimiste, dont l'évolution mène toutefois à des accents résolument philosophiques et universels. Ce mouvement de l’anabase dit tout le contraste entre un monde technique qui devient obsolète et un monde naturel où la matière se décompose et renaît. Si les deuxième et troisième sections du recueil composent un ensemble assez sombre, la dernière section laisse entrevoir une forme d'espérance. Impossible de ne pas y voir une certaine lecture du monde contemporain. 

Prolongements

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Niveaux: Lycée général et technologique - Lycée professionnel

Hélène Dorion – La musique, l'écriture, le mystère

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• Un court-métrage, réalisé par Pierre-Luc Racine, donne à entendre la voix d'Hélène Dorion lisant l'un de ses poèmes de son recueil « Mes forêts » : Le Bruissement du temps.

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