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La poésie d’Hélène Dorion, une écriture mimétique

Copyright de l'image décorative: © Alex Skobe / Unsplash

Par Anne RevertAgrégée de lettres modernes, lycée français international André-Malraux, Rabat (Maroc)
Publication : 29 déc. 2023 | Mis à jour : 29 févr. 2024

Niveaux et disciplines

La poésie d'Hélène Dorion se lit, s'entend, se regarde et se ressent. Immersion dans l'univers sensoriel et sensible de Mes forêts pour mieux comprendre sa puissance évocatrice et créative. 

Le silence et la respiration

« Mes forêts sont un champ silencieux ». Dès le poème liminaire, l’anaphore « Mes forêts sont » résonne comme une incantation, un mantra ou une parole liée à un rite sacré qui aurait le pouvoir de faire s’incarner la divinité qu’elle représente, les forêts. La voix d’Hélène Dorion lisant ce poème suffit à prouver que les silences sont aussi importants que les mots. La musique de Nils Frahms [1] Des pièces musicales ont accompagné l’écriture de Mes forêts. Hélène Dorion les a regroupées sur son site Internet pour en accompagner aussi la lecture, suivant les différentes parties du livre, comme une promenade en musique. creuse encore ce silence intérieur, qui se poursuivra par deux pages presque blanches (les nombreuses pages blanches sont autant de clairières à l’intérieur du livre), espace propice à la réflexion philosophique. Spatialement, l’écriture du silence prend corps. Par exemple, dans le long poème constituant la deuxième section, les impératifs « écoute / le chemin qui s’ouvre / dans ton cœur » (p. 46), « écoute les cloches      les pétales / la chair et la joie » [2] Les espaces correspondent aux blancs typrographiques choisis par Hélène Dorion. (p. 48) sont des invitations à l’arrêt. « Écoute » occupe à lui seul tout un vers. Le silence dont nous avons besoin, la poésie nous l’offre par le blanc typographique, le vers libre, l’alinéa, le tiret. « La poésie, dit Hélène Dorion, est un exercice de lenteur, éloigné de l’agitation quotidienne, ce qui la rend d’autant plus nécessaire dans notre société déboussolée et en quête de spectaculaire. »

Le chaos et le KO

Les oiseaux « demandent refuge à la terre ravagée », c’est le déluge. Le champ lexical de la chute jalonne toute la troisième section : « vide », « catastrophes », « fosses », « chute », « hurle », « séisme », « ravage », « perdu », « périt », « dénuement ». Le temps est au « chaos », « un temps où soufflent des vagues/au-dessus des vagues », un temps d’avant la séparation des eaux du ciel et de la terre. Les « chiffres » et les « lettres qui s’emmêlent » sont à lire au sens métaphorique d’une perte de repères, mais aussi au sens propre : les lettres s’emmêlent et ne veulent plus rien dire. Restent des acronymes obscurs : arn, zip, chus (qui sonne comme le participe passé du verbe choir), nip, fmi, pib, sdf et vip. Leur accumulation crée un déluge de sonorités sibyllines et un effet cynique : c’est d’un rire jaune que nous sourions, habitués que nous sommes à parler en acronymes. Les hommes semblent enfermés dans une Tour de Babel où les gens ne se comprennent pas et ne « s'émerveillent » plus. L’écriture poétique d’Hélène Dorion est mimétique de cette perte de repères. Notre langue est devenue étrangère, artificielle, « cassée ». Les allitérations en [k] contribuent à faire entendre cette cassure : « corps » « K » « Ko » et encore « casse-gueule » dont la vulgarité souligne la violence. Le jeu de mots opère entre le chaos et le KO qui en découle. La frénésie urbaine est telle qu’on « ne voi[t] plus les heures / plus l’horizon / avec ses levées de lumière ». Les formes de phrases sont alors, de manière significative, négatives dans cette section du recueil. « le temps ne va plus      ni ne vient » (p. 57) [2] Les espaces correspondent aux blancs typrographiques choisis par Hélène Dorion.  ; « on ne pourra pas toujours tout refaire » (p. 62) ; « je ne vois plus les heures / plus l’horizon » (p. 65) ; « on ne tourne plus / que sur soi-même » (p. 66). Les « scories » de notre monde attaquent nos valeurs et polluent la Terre, leurrés que nous sommes par les préoccupations matérielles. 

Le recommencement

Le changement de page marque le changement de poème, mais certains s’enchaînent, notamment dans la première section, grâce à la conjonction de coordination « et » qui les relient les uns aux autres, comme nos pas. Cette continuité de poèmes reliés entre eux par l'absence de coupure forme une sorte de mouvement perpétuel, à l’instar du cycle naturel. Impossible souvent de s’arrêter après le titre. Dans Le Feu (p. 34) par exemple, le deuxième vers est une proposition subordonnée relative complément de l’antécédent « le feu ». Ainsi, la versification donne d’emblée à entrer dans le mouvement rapide du feu dévastateur que l’on « entend venir ».  

L’italique n’est pas forcément à interpréter puisque tous les titres de la première section sont en italique, mais rappelons que le poète français Saint-John Perse (1887-1975) a choisi l’italique pour donner à voir le mouvement. Ici aussi, les italiques des titres sont propices à donner à lire le mouvement. En outre, la répétition est une figure d’écriture qu’Hélène Dorion apprécie particulièrement, mais justement pour dire que la répétition n’existe pas. On a toujours quelque chose à apprendre d’un paysage identique dès lors que nous sommes enclins à un regard renouvelé sur les êtres et les choses. Enfin, et surtout, la volonté de supprimer la ponctuation est une ode à la liberté de tout mouvement. Son absence crée une pluralité de lectures possibles et invite au recommencement. Doit-on s’arrêter après les titres de la première section ? Comment délimiter les phrases ? Les unités de sens sont-elles de type déclaratif, interrogatif, de forme exclamative ? « quel silence / sous nos pas / se fissure » propose deux lectures possibles : si « quel » est un déterminant exclamatif, la lecture fera ressentir la surprise. Si « quel » se lit comme un déterminant interrogatif, on entre dans l’introspection. Ainsi, l’écriture permet le mouvement incessant, que le motif du vent symbolise dans l’œuvre. Dans la première section, le poème Les vents donne à ressentir la force de l’élément vital. Le mouvement continu des vents se traduit par le choix de vers courts, hétérométriques et par le choix d’enjambements ininterrompus d’un vers sur l’autre. Le rejet externe de l’adjectif « vif », court, fait résonner la sifflante finale. L’allitération en [f] sature la strophe : « souffle », « vif », « refroidi », « forêts », « fatigues », « failles ». Au cercle de la stagnation mortifère « on ne tourne plus / que sur soi-même / au milieu des flots / l’abîme évide l’espérance », Hélène Dorion préfère la spirale, qui permet une ouverture et évite le cercle vicieux infernal de Sisyphe. 

Prolongements

D'autres articles permettent de mieux connaître Hélène Dorion, son contexte de création et son recueil Mes forêts.

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Des pistes pédagogiques proposent également aux enseignants des axes pour étudier l'œuvre d'Hélène Dorion avec leurs élèves :

Niveaux: Lycée général et technologique - Lycée professionnel

Hélène Dorion – La musique, l'écriture, le mystère

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Un court-métrage, réalisé par Pierre-Luc Racine, donne à entendre la voix d'Hélène Dorion lisant l'un de ses poèmes de son recueil « Mes forêts » : Le Bruissement du temps.

     

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