ARTICLE

Les mécanismes de médiatisation de l’attentat

Copyright de l'image décorative: © AFP

Des photographes et cameramen utilisent escabeaux et d'échelles pour couvrir la prise d'otages en cours dans le village olympique de Munich, le 5 septembre 1972.
Par Claire SécailChercheuse CNRS au Cerlis (Université Paris Cité), historienne des médias
Publication : 07 mars 2024 | Mis à jour : 25 mars 2024

Niveaux et disciplines

Un acte terroriste ne devient pas toujours un événement médiatique. Pourquoi parle-t-on de tel ou tel attentat ? Les raisons sont parfois à rechercher du côté des logiques d’information. L’histoire des médias nous aide à éclairer ces facteurs déterminants dans les mécanismes de médiatisation des attentats.

 

Le terrorisme fait l’actualité selon des propriétés qui ne sont pas exclusivement liées aux faits eux-mêmes (nombre de morts, identité des victimes ou des assaillants, mode opératoire utilisé, etc.), mais renvoient surtout aux logiques journalistiques à l’œuvre : évolution des techniques et technologies de l’information, diversité et modes d’organisation des rédactions, sensibilité des lignes éditoriales, choix des formats narratifs, périodicité de publication, etc.

L’attentat illustré, spectacularisation du récit

À la Belle Époque, l’attentat terroriste, souvent commis par des anarchistes, apparaît au public à travers les unes spectaculaires de la presse illustrée. L’assassinat du président de la République Sadi Carnot, tué à Lyon en juin 1894 lors d’une attaque au couteau perpétrée par l’anarchiste italien Caserio, fait ainsi la une du Petit Journal, inspire des chansons illustrées, des images d’Épinal vendues à l’unité, etc. L’acte terroriste, reconstitué et colorisé par le dessin ou l’estampe, réunit souvent en un seul visuel plusieurs éléments d’un récit chronologiquement étiré : l’attaque, la blessure, la mort, les réactions épouvantées des foules, l’arrestation, le jugement, la condamnation à mort, l'exécution.

Date de la vidéo: 2021 Collection:  - Morts pour la cause ... mais laquelle ?

1894 : L'assassinat de Sadi Carnot

Assassinat du président Carnot dans Le Petit Journal

Gravure représentant l'assassinat du président Carnot reproduite le 2 juillet 1894 dans Le Petit Journal, supplément illustré.

Assassinat du président Carnot dans Le Petit Journal, supplément illustré (2 juillet 1894). Wikimedia Commons, domaine public.

Assassinat du président Sadi Carnot par Jeronimo Caserio - gallica.bnf

Image d'Épinal représentant l'assassinat du président Sadi Carnot par Jeronimo Caserio.

Assassinat du président Sadi Carnot par Jeronimo Caserio. Imagerie d'Épinal. N° 104. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Complainte de Caserio, le forfait et l'expiation - RMN-Grand Palais (MuCEM) / Franck Raux

Image d'Épinal représentant Complainte de Casério, le forfait et l'expiation - RMN-Grand Palais (MuCEM) / Franck Raux

Complainte de Caserio, le forfait et l'expiation. Imagerie d'Épinal. Photo RMN-Grand Palais (MuCEM) / Franck Raux.

L’attentat photographié : réalisme de l’instant décisif

Dans les années 1920-1930, la photographie se généralise dans la presse magazine hebdomadaire et apparaît dans la presse quotidienne, notamment dans le journal le plus diffusé de l’époque, le Paris-Soir de l’industriel Jean Prouvost. Son tirage atteint 1 million d’exemplaires en 1934. L’effet de réel photographique transforme la vision de l’attentat tandis que les techniques de transmission de l’information permettent de réduire le temps entre le surgissement et la médiatisation de l’événement.

Le 9 octobre 1934, moins de deux heures après l’attentat commis à Marseille par des membres de deux organisations terroristes balkaniques (deux nationalistes croates oustachis et deux macédoniens comitadjis) contre le roi de Yougoslavie Alexandre Ier et le ministre français des Affaires étrangères Louis Barthou, Paris-Soir est en mesure de publier à la une les corps sans vie des victimes. Pour souligner l’exploit journalistique, la légende précise : « Photo de notre correspondant particulier, transmise de Marseille par bélinographe et parvenue à nos services moins de quarante-six minutes après l’attentat ». Le journaliste Pierre Lazareff, directeur de la rédaction de Paris-Soir au moment de l’attentat, racontera plus tard à l’ORTF les dessous de ce scoop journalistique rendu possible par l’utilisation d’une innovation technologique : le bélinographe. Ancêtre du fax, cet appareil créé au début du XXe siècle permettait d’envoyer à distance des images ou des textes en noir et blanc, par le biais des lignes téléphoniques ou radio.

Le roi Alexandre et M. Barthou assassinés - Paris-Soir

Reproduction de la une du journal Paris-Soir, en noir et blanc, daté du 10 octobre 1934 et titrant « Le roi Alexandre et M. Barthou assassinés.»

« Le roi Alexandre et M. Barthou assassinés », en une du journal Paris-Soir daté du 10 octobre 1934.

 

L’attentat de 1934 est aussi le premier à avoir été filmé par les caméras des actualités cinématographiques. Les images, prises par l’opérateur Georges Méjat et acquises par la société Pathé-Faits-Divers, ont pu être diffusées dès le 11 octobre dans les salles de cinéma françaises et européennes, sans aucune censure de la part des autorités. Pathé-Faits-Divers ayant revendu les droits à Universal, Moviestone et Bridgeman, l’assassinat d’Alexandre Ier sidère les publics du monde entier les jours suivants.

Quelle que soit l’époque, l’attentat – qu’il soit ou non terroriste – bouscule donc les routines journalistiques, pousse les rédactions à déployer des moyens d’enquête importants et parfois à expérimenter des innovations techniques ou technologiques.

L’attentat en direct, chaos narratif d’un événement dilaté

Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’image télévisuelle et la saisie en direct vont donner une autre dimension à l’événement terroriste au moment où émergent de nouvelles formes de violences politiques dans le contexte des guerres de décolonisation, de la guerre froide et des luttes sociales. 

Au début des années 1970, la télévision a conquis son public dans la plupart des démocraties occidentales et s’est imposée comme la principale source d’information. L’allègement des moyens techniques d’enregistrement et de circulation des informations a permis d’accélérer la mise en image de l’événement : le temps de captation et le temps de diffusion de la violence politique ne font plus qu’un.

En 1972, la prise d’otages d’athlètes israéliens par un commando palestinien lors des Jeux olympiques de Munich cristallise ces mutations importantes. Se déroulant dans le cadre d’un événement sportif planétaire et sous les yeux de publics internationalisés, l’attentat bouscule les temporalités de la médiatisation. Les journalistes, qui pensaient couvrir l’événement comme une série de dramaturgies sportives codifiées et intégrées dans un rituel olympique, se voient obligés de rendre compte d’un acte terroriste renvoyant au contexte militaire et géopolitique du conflit israélo-palestinien.

     

JO de Munich en 1972 : l'attentat-matriciel

 

Pendant plusieurs heures, les journalistes, confrontés au manque de sources et d’informations, peinent, à l’antenne, à expliquer les images qu’ils diffusent, à clarifier les opérations en cours et, finalement, à construire le sens de l’événement pour le public (estimé à environ 670 millions de personnes à travers le monde). Contraints de bousculer leurs dispositifs, leurs formats et leurs routines, ils se raccrochent parfois à l’expression de leurs émotions et ajoutent à la confusion. Car, si l’image de télévision donne à voir et permet d’authentifier l’acte terroriste, l’utilisation de l’image dans un récit chaotique freine le travail de saisie de l’événement et sa compréhension par le public. 

Sur le plan du récit médiatique, la prise d’otages de Munich apparaît comme un attentat-matriciel d’autres événements à venir saisis par le direct : on retrouvera par exemple ce même chaos narratif lors des attaques du 11 septembre 2001 ou lors des attentats de Paris en janvier et novembre 2015. L’information, en continu sur la TNT à partir de 2005 (BFMTV, i>Télé devenue CNews, LCI, FranceInfo), ne fera qu’amplifier ce phénomène de dilatation du temps de l’événement terroriste, en augmentant – au risque d’un déséquilibre – aussi bien le temps du traitement factuel que du traitement par le commentaire à travers un dispositif spécialement adapté (décrochage en « édition spéciale », mobilisation de toute la rédaction, suspension des publicités, etc.).

L’attentat à l’ère du numérique, des sidérations subjectives

La démocratisation d’Internet à la fin des années 1990 et l’essor des réseaux sociaux au début des années 2000 contribuent non seulement à transformer le récit même de l’attentat, mais également à modifier l’espace de la conversation sociale dans laquelle circule ce récit. Premier acte terroriste majeur à l’ère d’Internet, le 11 Septembre devient aussi le plus iconique par le biais de la prolifération d’images.

Date de la vidéo: 2001 Collection:  - Edition spéciale

Les attentats du 11 septembre 2001

Date de la vidéo: 2020 Collection:  - La Grande Explication

Les attentats du 11 septembre

Niveaux: Lycée général et technologique - Lycée professionnel

Les attentats du 11 septembre 2001

Niveaux: Cycle 4 - Lycée général et technologique - Lycée professionnel

Le 11-Septembre, un choc mondial

Voir les documents suivants
Voir les documents précédents

Au traitement par les médias traditionnels (presse, radios, télévision) s’ajoutent désormais des vidéos, photomontages, discours, etc. diffusés sur la Toile par des citoyens ordinaires. Les médias intègrent ainsi dans leurs récits des images non journalistiques qui permettent d’éclairer l’événement sous divers angles, d’en comprendre les effets de simultanéité, de faire sens d’une chronologie éclatée qui ne passe plus par la seule subjectivité journalistique, mais qui repose sur une grammaire audiovisuelle enrichie d’images amateurs et d’infographies vidéo. Ces vidéos de l’attentat de Westminster à Londres ou de l’assaut de Saint-Denis après le 13 Novembre en sont de bons exemples.

Date de la vidéo: 2017 Collection:  - Journal de 20 heures

Attentat de Westminster à Londres

Voir les documents suivants
Voir les documents précédents

Mais le revers de ces mutations est le risque croissant d’un affaiblissement de la vérité factuelle de l’attentat, l’autorité des journalistes se retrouvant de plus en plus concurrencée par des discours alternatifs – comme les théories du complot – que diffusent des individus ou groupes d’intérêt sur les réseaux sociaux ou sont le fait de médias eux-mêmes complotistes.

Réflexivité professionnelle autour de l’attentat

Les contrastes de traitement médiatique entre différents attentats peuvent alimenter un sentiment d’injustice et produire un effet de concurrence entre les victimes. Ainsi, si l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice a provoqué une très forte émotion pour des raisons intrinsèques aux faits eux-mêmes (présence de nombreux enfants parmi les victimes, horreur du mode opératoire, choix d’un moment de fête nationale, etc.), il a néanmoins, dans son surgissement médiatique, été freiné par les routines journalistiques, notamment par le fait que les reporters sont en général moins nombreux dans les rédactions les jours fériés et durant la période estivale. Les populations et journalistes locaux n’ont pas manqué d’identifier une différence avec le traitement des attentats de novembre 2015, accusant les médias parisiens d’être trop rapidement passés à autre chose au milieu de l’été. « Les médias ont-ils traité l’attentat de Nice différemment du 13 Novembre ? », interroge Slate le 18 août 2016. Le même reproche a émergé au moment du procès de l’attentat de Nice en septembre 2022, survenu quelques mois après le retentissant procès des attentats du 13 Novembre (« V13 ») par la même cour d’assises spéciale de Paris. « Pourquoi le procès du 14 Juillet attire-t-il si peu de monde ? » déplore Nice-Matin au terme de la première semaine d’audience, le 9 septembre 2022.

Date de la vidéo: 2016 Collection:  - Journal de 13 heures

Attentat à Nice le 14 juillet 2016

Article de Slate intitulé Les médias ont-ils traité l'attentat de Nice différemment du 13 Novembre ?

Reproduction de l'article Internet de Slate intitulé Les médias ont-ils traité l'attentat de Nice différemment du 13-Novembre ?

Article du média en ligne Slate intitulé Les médias ont-ils traité l'attentat de Nice différemment du 13 Novembre ?, par Jérémy Collado, 18 août 2016. Capture d'écran.

Article de Nice-Matin intitulé Pourquoi le procès du 14 Juillet attire-t-il si peu de monde ?

Reproduction de l'article Internet de Nice-Matin intitulé « Pourquoi le procès du 14-Juillet attire-t-il si peu de monde ? »

Article en ligne de Nice-Matin intitulé Pourquoi le procès du 14 Juillet attire-t-il si peu de monde ?, par Christophe Cirone, le 9 septembre 2022. Capture d'écran.

 

Lorsqu’il survient, souvent longtemps après l’attentat, le temps du procès est, sur le plan médiatique, un moment de renouvellement des profils journalistiques : sur le terrain, le reporter cède la place au chroniqueur judiciaire, qui cale sa responsabilité particulière sur la forte charge symbolique de ces procès historiques que l’institution filme et enregistre à des fins patrimoniales. À l’ère des formats numériques délinéarisés [1] La délinéarisation désigne la nouvelle manière de consommer la télévision : non plus en direct, mais en replay ou en VOD. et individualisés (podcast, replay…), de nouveaux formats narratifs permettent de renouveler l’expérience du procès, non seulement pour le public, mais aussi pour celles et ceux qui le suivent en tant que professionnel ou victime. La journaliste Charlotte Piret, chargée de suivre en 2021-2023 pour France Inter le procès des attentats du 13 Novembre, a ainsi réalisé un podcast radiophonique, sorte de journal de bord à trois voix : il s’agissait de partager, avec une victime survivante (Arthur Dénouveaux) et un avocat de l’un des accusés (Xavier Nogueras), un ressenti personnel tout au long des dix mois d’audience. Chacun des douze épisodes exprime à quel point, s’agissant des événements terroristes, les médias n’occupent pas une position d’observateurs étanches aux faits qu’ils rapportent. Au cœur des logiques terroristes – avec parfois le risque d’être instrumentalisés – les journalistes rappellent qu’ils sont partie prenante, par leur fonction démocratique, de cette société tout entière visée par le terrorisme.

Pour aller plus loin

 Un article

Bibliographie

  • AUBERT Aurélie, CHARAUDEAU Patrick, MEHL Dominique, « Les attentats du 13 Novembre sur BFM TV. Informer en direct face au défi terroriste », Réseaux, n° 207, 2018, p. 229-254.
  • KARELLE Vincent, « Le régicide en République. Sadi Carnot, 24 juin 1894 - Paul Doumer, 6 mai 1932 », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, Vol. 3, n° 2 | 1999.
  • ROCHE Émilie, « Otages à la Une. La couverture médiatique de l’attentat des JO de Munich, 1972 », Le Temps des médias. Revue d’histoire, n° 32, printemps 2019, p. 106-123.
  • SALOMÉ Karine, « Les représentations iconographiques de l’attentat politique au XIXe siècle », La Révolution française, 1, 2012.
  • VALLÉ Jean-Pierre, « L’assassinat politique du roi Alexandre Ier de Yougoslavie. Un tournant dans la censure des actualités cinématographiques sous la IIIe République ? », Hypothèses, 2017/1, 20, p. 221-235.

Thèmes

Sur le même thème