ARTICLE

Les figures du récit médiatique de l’attentat

Copyright de l'image décorative: © Matthew Mirabelli / AFP

Par Isabelle Garcin-MarrouProfesseure des universités en Sciences de l'information et de la communication, Sciences Po Lyon, ELICO
Publication : 07 mars 2024 | Mis à jour : 11 mars 2024

Niveaux et disciplines

La médiatisation du terrorisme se construit aussi à partir d’une logique de mise en récit. Comme tout récit, celui proposé par les médias repose sur l’apparition de personnages, de « figures » qui correspondent aux protagonistes de l’événement. Étudier l’évolution de l’apparition de ces figures permet de comprendre comment, dans l’histoire, les médias ont organisé et organisent encore la narration de l’événement.

 

La médiatisation des événements de violence terroriste recourt à la mobilisation de grandes figures narratives qui permettent aux médias de « raconter » la façon dont la société et l’État « affrontent » et intègrent le terrorisme et ses événements dans leur histoire.

Les figures des secours et des autorités sont notamment mobilisées dans les récits pour montrer que les victimes et la société ne sont pas laissées seules face à la violence. Les témoins ou les victimes rescapées portent la voix de cette société. Leur rôle narratif est important dans le récit médiatique du terrorisme.

Ces figures apparaissent différemment selon les époques. Au fil du temps, la société civile est peu à peu devenue une figure incontournable de la réaction face aux attentats. En montrant cette société civile qui s'exprime contre la violence, les médias permettent à l’opinion publique, toujours difficile à saisir, de s'incarner dans le récit.

L’évolution des modalités d’apparition des différentes figures dans les récits médiatiques depuis les années 1970 peut être décrite comme correspondant à deux grandes périodes :

  • tout d’abord, la période de la désorganisation du récit, dans l’urgence du traitement médiatique de la violence (des années 1970 au milieu des années 1990, notamment avec les attentats, en 1995 et 1996, dans les stations RER Port-Royal et Saint-Michel à Paris) ;
  • puis, progressivement, la routinisation des récits et la stabilisation des rôles joués par les figures, à partir notamment de l’assassinat du préfet Claude Érignac en 1998 à Ajaccio, puis des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

La désorganisation dans l’urgence

Un des premiers attentats de la période étudiée est celui du drugstore Saint-Germain, le 15 septembre 1974.

En 1974, les actes de violence, destinés à semer la terreur (relevant ainsi du terrorisme), sont traités par des médias audiovisuels encore jeunes. Depuis la loi d’août 1974, trois chaînes peuplent en effet le paysage médiatique en France : TF1, Antenne 2 et FR3. 

Depuis avril 1963 et l’annonce de la nouvelle formule du journal télévisé par Alain Peyrefitte, ministre de l’Information du président de la République Charles de Gaulle, le journal télévisé entend être un « miroir qui se promène sur toutes les routes ».

Les reportages sur le terrain répondent à la volonté politique et à la demande sociale que la télévision et ses informations donnent à voir ce qui se passe dans le pays (« laisser parler les images », dit encore Alain Peyrefitte dans son explication de la nouvelle formule). 

Depuis le début des années 1960 (une dizaine d’années avant l’attentat du drugstore Saint-Germain), les téléspectateurs et téléspectatrices regardent le programme d’information en fin de journée et en famille. C’est la fameuse « écoute familiale en soirée », niche d’usage de la radio lors de son apparition et dans laquelle s’est glissée la télévision. Les journaux télévisés permettent ainsi aux Français de découvrir ce qui s’est passé dans la journée et de voir, par des images animées et sonores, un événement en direct ou ses conséquences.

Dans ce cadre, la couverture médiatique d’un attentat répond à une urgence. Mais les rédactions et les journalistes n’y sont cependant pas encore habitués. La production médiatique répond alors à un impératif : tenter de montrer, de rendre compte de ce qui se passe sans qu’aient été mises en place des routines professionnelles vraiment stabilisées. Ces « routines » ne sont pas non plus stabilisées du côté des forces de l’ordre ou des secours. En résulte une proximité spatiale très forte des journalistes avec la scène de l’attentat et des images qui montrent surtout ses conséquences matérielles et l’ensemble des protagonistes présents sur les lieux.

Date de la vidéo: 2019 Collection:  - JT'm

Le terrorisme au journal télé

Les images de l'attentat du JT d’Antenne 2 lors de l'attentat du drugstore en septembre 1974 donnent à voir les figures des forces de l’ordre, les secours, les ambulances et les brancards. Ces images prennent sens à partir du moment où l’on voit une terrasse de café aux chaises et tables renversées, et du sang au sol. Il faut noter que ces images ne permettent pas de voir les victimes (qui ont commencé à être évacuées lorsque les journalistes arrivent sur place). Pour raconter l’événement, les médias filment donc ses conséquences (il n’y a pas encore, à l’époque, d’images amateures) et ils cherchent des témoins. 

Les témoins : des figures centrales

Dans l’extrait de 1974, l’interview d’un témoin arrive très vite : il s’agit de l'homme qui a du sang sur son blouson. Dans la séquence, c’est lui qui donne des détails factuels. C’est par lui, le témoin – figure civile qui représente, dans le récit, tout à la fois les victimes et les membres du public – que ledit public accède à la connaissance des faits. Sa figure ancre le discours médiatique dans le registre du fait vérifié (c’est aussi la raison des questions répétées du journaliste au sujet du nombre de victimes).

Le récit médiatique fait ensuite apparaître les autres figures présentes sur les lieux, figures qui se rendent disponibles pour les micros et les caméras. L’interview du pompier (identifié par son uniforme et son casque) permet de donner quelques précisions sur le nombre de victimes, sur leur prise en charge et sur le déclenchement de l’enquête.

En 1986, on retrouve les mêmes caractéristiques d’un traitement médiatique opéré dans une urgence non routinisée dans le flash spécial, assez court, qu’Antenne 2 consacre à l’attentat de la rue de Rennes. 

Date de la vidéo: 1986 Collection:  - Edition spéciale

Attentat rue de Rennes à Paris

Des plans larges depuis un hélicoptère ou depuis des fenêtres avoisinantes alternent avec des plans rapprochés où se distinguent des victimes et des dégâts. Les images montrent à nouveau des ambulances, des secouristes et des policiers, ainsi qu’un soignant, un brancardier (qui protège le visage d’une victime de la prise d’image par la caméra). Le flash donne aussi à voir, dans un retour plateau imprévu, les journalistes au travail, désorganisés par l’urgence. Enfin, le journaliste en plateau annonce la réunion du conseil de sécurité intérieure par le Premier ministre, mais celui-ci ne s’adresse pas aux journalistes ou à l’opinion publique.

Dans ce temps de l’urgence, c’est alors d’abord la proximité immédiate avec le terrain qui structure le récit. Les grandes figures du récit médiatique sont avant tout les victimes, les témoins, les secours, les forces de l’ordre et les badauds, qui ne sont pas encore constitués, dans les sujets, comme une opinion publique ou une société civile.

La routinisation des figures nécessaires au récit

Peu à peu, cependant, le récit médiatique évolue et inclut d’autres figures, dont les autorités, la justice et, surtout, la société civile. Il stabilise progressivement sa structure en consacrant des moments différents, dans une même édition d’un journal télévisé, aux différents protagonistes.

L’évolution de la structure narrative peut être identifiée entre la fin des années 1990 et les attentats du 11 septembre 2001. Un attentat en particulier permet de saisir ce processus de stabilisation narrative et d’apparition de personnages qui deviennent nécessaires à la médiatisation : il intervient en Corse, au soir du 6 février 1998 et coûte la vie au préfet de la région, Claude Érignac.

Plusieurs éléments expliquent cette intégration des différentes figures nécessaires au récit des attentats : tout d’abord, les attentats surviennent plus fréquemment et, comme dans tous les métiers, les journalistes vont mettre en place des routines de travail leur permettant de gagner en efficacité.

Une structure assez récurrente se retrouve : les journalistes se rendent sur les lieux, d’autres interrogent les responsables politiques et policiers et, parfois (puis, de façon systématique), les autorités de justice, pendant que d’autres journalistes sont chargés de recueillir les opinions et sentiments de la société civile. Parallèlement, les auteurs des violences sont évoqués (parfois nommés ou montrés). Cette division du travail permet de faire figurer l’ensemble des protagonistes de l’événement.

Cette structure narrative est relativement complète, en 1998, dans le journal télévisé de France 2. Elle correspond à la routinisation de la prise en charge des attentats par les autorités, notamment de police. Les journalistes sont tenus à distance de la scène de violence – pour ne pas gêner le travail des secours ou des policiers et pour préserver la dignité des victimes – ce qui explique que l’image du corps sans vie du préfet Érignac soit une image très fortement zoomée. Pour raconter l’événement, pour lui donner du sens, il faut donc sortir de l’urgence manifeste du reportage sur la scène de l’attentat et organiser le travail de mise en récit. 

Les auteurs et commanditaires présumés de l’attentat

Donner du sens à l’événement, c’est en faire un récit qui intègre des personnages – des figures – qui jouent un rôle spécifique. Le récit de l’attentat contre le préfet Érignac évoque ainsi les potentiels auteurs de l’acte, puis montre la police au travail, l’arrivée sur les lieux de la juge antiterroriste et fait état des déclarations des représentants de l’État. La présence médiatique de ces différentes figures permet aux médias de signifier que la violence est prise en considération et en charge et que, donc, les citoyens et citoyennes ne sont pas seuls face à un acte qui déchire l’ensemble sociopolitique.

Cette logique narrative se trouve nettement renforcée dans les discours médiatiques consacrés à des attentats survenus ultérieurement. Ainsi, après les attentats du 11 septembre 2001, aux États-Unis, le flash spécial de France 3 évoque le commanditaire présumé, Oussama Ben Laden, pour permettre aux téléspectateurs d’identifier les possibles motivations de l’attentat. Or, identifier un auteur ou des causes, c’est ancrer l’événement dans la chaîne logique du récit qui va des causes jusqu’aux conséquences possibles (les suites judiciaires et politiques) de l’événement. 

Date de la vidéo: 2001 Collection:  - Edition spéciale

Les attentats du 11 septembre 2001

La société civile incarnée par la foule

Le fait de montrer aussi les personnes ordinaires se recueillant devant la préfecture de Corse, le fait de montrer les visages tristes et d’interroger quelques personnes qui expriment leur douleur fait apparaître une autre figure désormais indispensable dans les récits médiatiques : celle de la société civile, qui manifeste son refus de la violence. Des hommes et des femmes, jeunes ou plus âgés, les visages fermés, forment cette société civile (enfants, parents, gens ordinaires, de catégories socioprofessionnelles différentes) qui s’incarne comme un ensemble précis : le peuple. Depuis les années 1980, plusieurs occasions de récits ont fait émerger la société civile. Par exemple, après l’attentat de la rue Copernic en octobre 1980, les médias proposent des sujets sur les manifestations citoyennes qui se tiennent après l’attentat et des magazines télévisés donnent la parole à des citoyens. Cette lente émergence de la société civile se stabilise donc, comme une constante des récits médiatiques, à la fin des années 1990.

L’autre élément important du flash spécial de France 3, c’est la présence de la société civile, qui s’incarne dans les adultes et les enfants présents derrière le président des États-Unis, George W. Bush, pendant son allocution. Celle-ci est mise en scène, mais les adultes et les enfants derrière le président Bush sont les représentants de la société face à la violence. 
La société civile fait aussi l’objet d’une attention spécifique, par les portraits des victimes que publiera le New York Times après les attentats, pour redonner un visage aux 3 000 personnes disparues. 

Capture d'écran du site du New York présentant les portraits des victimes de l'attentat du 11 septembre 2001.

Les récits médiatiques et la mémoire des victimes

Cette volonté médiatique de redonner une existence narrative aux victimes apparaît également dans les portraits des victimes des attentats du 13 novembre 2015 publiés par le journal Le Monde.

Capture d'écran du site du Monde : le portrait des 130 victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris y est présenté.

La routinisation de la présence des différentes figures du récit est exemplaire dans le journal télévisé que France 2 consacre à l’attentat contre la rédaction du journal Charlie Hebdo au soir du 7 janvier 2015.

Le journal télévisé s’ouvre avec un titre en bandeau, « La France frappée », qui met en avant quatre portraits de personnes souriantes, les journalistes comptant parmi les victimes de l’attentat (Cabu, Wolinski, Charb et Tignous) et l’économiste Bernard Maris.

Ces victimes ont, dans le récit, la fonction d’incarner le peuple français, victime de l’attentat. Les images qui suivent immédiatement sont des images vidéo des auteurs, prises depuis le toit de l’immeuble où se sont réfugiés d’autres journalistes. La construction narrative de cette séquence d’ouverture est particulièrement représentative de la mise en confrontation, par les images, des tueurs (en noir, cagoulés) et de leurs victimes, souriantes. Il faut noter le floutage de la scène de l’assassinat d’une autre victime, le policier Ahmed Merabet, achevé sur le trottoir par les terroristes (il y a ici une prudence visuelle qui tient compte de la sensibilité du public). Ensuite s’enchaînent les images routinisées, malgré l’horreur de l’attentat : les secours, des témoins de la scène, choqués, en larmes, des blessés que l’on devine sur le trottoir. Puis apparaissent des images de la police, de l’armée (déployée dans le cadre du plan Vigipirate) et, enfin, des rassemblements dans différentes villes. L’allocution du président de la République François Hollande, placée au milieu de cette longue séquence, rend compte de l’invitation par le monde politique et adressée au peuple de participer à la journée de deuil et au rassemblement. Le peuple est construit, dans le récit, comme un peuple en deuil, qui allume des bougies, se rassemble et, surtout, se constitue en un tout, en un « nous », celui du « Je suis Charlie » et des stylos brandis qui disent la façon dont la société civile fait corps avec ses journalistes assassinés. 

Conclusion

De l’urgence des années 1970 à la routinisation des récits apparue progressivement au tournant des XXe et XXIe siècles, c’est donc une grammaire narrative que les médias ont appris à mobiliser pour tenter de faire sens face à des événements qui remettent en cause le cadre pacifié de la vie des sociétés démocratiques. L’apparition et l’expression de la société civile permet aussi aux médias d’intégrer son public dans le récit et de renouer le tissu social. En ce sens, les médias jouent aussi ce rôle important d’être les porte-parole d’un peuple meurtri par les attentats.

Pour aller plus loin

• Un article 

Bibliographie

• GARCIN-MARROU Isabelle, HARE Isabelle, « Presse écrite et événement terroriste : routines narratives et émergence de la société civile (1995-2016) », Le Temps des médias, 2019/1 (n° 32), p. 153-169. 

• GARCIN-MARROU Isabelle, « Les enjeux sociopolitiques des discours des médias sur le terrorisme », in Blanc François, Bourdon Pierre (dir.), L’État et le terrorisme, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.

• LEFÉBURE Pierre, SÉCAIL Claire, Le défi Charlie, Paris, Lemieux Éditeur, 2016.

• TRUC Gérôme, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, Presses universitaires de France, 2016.

• WRONA Adeline, « Vies minuscules, vies exemplaires : récit d'individu et actualité. Le cas des portraits of grief parus dans le New York Times après le 11 septembre 2001 », Réseaux, 2005/4 (n° 132), p. 93-110. 

Thèmes

Sur le même thème