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L’Union européenne et les peuples : pourquoi tant de défiance ?

Copyright de l'image décorative: © Kenzo Tribouillard / AFP

Par Nicolas Françoisjournaliste spécialisé en histoire
Publication : 06 juin 2024 | Mis à jour : 10 juin 2024

Niveaux et disciplines

Dans les années 1930, l’écrivain Paul Valéry, actif à la SDN (la Société des nations, ancêtre de l'ONU), écrit à propos de l'échec des tentatives de construction européenne : L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée. Aujourd'hui, la défiance des citoyens européens et de leurs dirigeants envers l'UE s'exprime de diverses manières : abstention aux élections européennes, vote pour des partis souverainistes, sortie de l'Union pour le Royaume-Uni ou tentation, pour d'autres États, de faire bande à part. Cette vague d'euroscepticisme est-elle nouvelle et comment l'expliquer ?

1952-1973 : une Europe qui effraie les nations

L’Union européenne ne s’est pas faite sans accrocs. Dès 1952, les députés français font échouer le projet d’union militaire en s’opposant au projet de Communauté européenne de défense (CED). En cause ? La question du réarmement de l’Allemagne, qui contamine le débat dans l’Hexagone en cette période d’après-guerre.

Date de la vidéo: 1954 Collection:  - Les Actualités françaises

Le rejet de la CED

Au fur et à mesure de la construction européenne, des voix fortes font entendre leurs réserves et leur volonté farouche de préserver la singularité des nations. À la tête de la France, le général de Gaulle émet des doutes sur la pertinence d’une autorité supranationale et plaide pour un maintien fort des identités nationales. Il explique sa position dans une conférence de presse donnée le 15 mai 1962 : 

Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l'Europe, dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment italien, allemand et français. Ils n'auraient pas beaucoup servi l'Europe s'ils avaient été des apatrides et qu'ils avaient pensé et écrit en quelque espéranto ou volapük intégré.

Général de Gaulle, conférence de presse du 15 mai 1962.
     

1972 : les pêcheurs norvégiens refusent l’adhésion

Quant aux Norvégiens, ils refusent par référendum d’adhérer à la CEE en 1972. Dans ce pays, l'opposition à l'adhésion est alors majoritaire parmi les agriculteurs et les pêcheurs, qui craignent la concurrence et la politique commune européenne, ainsi que chez les nationalistes qui redoutent, eux, une perte d'indépendance.  

Date de la vidéo: 1972 Collection:  - L'Europe à neuf

L'Europe des Neuf

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Les doutes du Royaume-Uni

Même si c’est à Londres que le statut du Conseil de l’Europe a été signé en 1949, les Britanniques restent malgré tout à distance de l’Europe naissante et de son projet supranational auquel ils n’adhèrent pas. En 1951, ils refusent ainsi de rejoindre la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), ancêtre de l’Union européenne. Après avoir longtemps hésité, le Royaume-Uni rejoint finalement la CEE en 1973. Malgré tout, le pays reste un membre à part, souhaitant gérer librement sa politique monétaire, comme le montre cet épisode de La Grande Explication.

Date de la vidéo: 2022 Collection:  - La Grande Explication

Le Royaume-Uni et l'Europe, entre amour et désamour

Les eurosceptiques : pas contre l’Europe, mais contre sa politique

Le terme « euroscepticisme » apparaît pour la première fois dans la presse britannique en 1985. Il ne désigne pas une attitude foncièrement anti-européenne, mais plutôt une méfiance vis-à-vis de la politique menée par ses institutions. Lors des consultations populaires concernant le traité de Maastricht en 1992 et lors du projet de Constitution européenne en 2005, elle se manifeste de manière éclatante. En votant « non » à près de 55 %, les électeurs français ont formulé leur refus du projet proposé. Les partisans du non ne se sont toutefois pas vraiment prononcés sur le projet en lui-même, attaquant surtout son orientation politique. Ils appelaient notamment à une Europe « plus sociale », « moins libérale » pour les partis les plus à gauche ou, à l’opposé du spectre politique, à une Europe protégeant mieux ses frontières et ne diluant pas les identités nationales. Idem au Pays-Bas... Le projet de Constitution a alors été enterré. Mais, deux ans plus tard, les membres de l’UE signent le traité de Lisbonne, version simplifiée du texte de Constitution européenne de 2005, qui en reprend les principaux aspects. Cette décision, jugée nécessaire par les gouvernements pour faire fonctionner les institutions européennes, a été considérée comme un non-respect du vote populaire – voire un déni de démocratie – par de nombreux partis. Dès lors, les listes « eurosceptiques » n’ont cessé de progresser aux élections nationales ou européennes.  

Date de la vidéo: 2005

Référendum du 29 mai 2005

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Brexit de 2016 : de la défiance à la rupture

Parmi les griefs formulés à l’encontre de l’Union européenne par les partis eurosceptiques, principalement situés à l’extrême droite de l’échiquier politique (mais pas seulement), on note le déficit démocratique, le néolibéralisme, l’augmentation de l’immigration, la perte de la souveraineté nationale ou encore les coûts engendrés par la participation au budget européen. En 2016, les Britanniques votent, à près de 52 %, la sortie de l’UE, à la suite d’une longue campagne menée par l’eurosceptique United Kingdom Independence Party (UKIP, le parti pour l'indépendance du Royaume-Uni), rejoint dans cette quête par une partie des conservateurs. Après avoir souvent manifesté une méfiance vis-à-vis de l’Union, les électeurs britanniques sont allés au bout de cette démarche et, le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni quitte officiellement l’UE. Le Brexit est achevé. 

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Vers un parlement eurosceptique ?

La défiance vis-à-vis de l'Union européenne s'exprime dans les urnes. En France, par exemple, les votes en faveur du Front national, parti ouvertement anti-européen, passent de 10,95 % en 1984 à plus de 26 % en 2014. Paradoxalement, le discours de rejet exprimé par l'extrême droite lui permet d'envoyer de plus en plus de députés au Parlement et de peser sur les décisions stratégiques.

Cependant, tous les partis « eurosceptiques » ne souhaitent pas quitter l’UE et continuent de faire campagne pour promouvoir leurs idées dans les scrutins européens. Et ils sont de plus en plus soutenus. L’un de leurs chefs de file, Viktor Orban, Premier ministre hongrois depuis 2010, expose sa vision de l’UE dans un discours prononcé en juin 2018 : mise en avant des racines chrétiennes de l’Europe, refus de l’immigration, respect des souverainetés nationales sur les questions de politique familiale, etc. Un vrai contre-programme. Lors du dernier scrutin de 2019, les groupes parlementaires Conservateurs et Réformistes européens et Identité et Démocratie (auquel appartiennent les élus français du RN de Marine Le Pen et les élus italiens de la Ligue de Matteo Salvini) ont obtenu 118 sièges sur les 705 pourvus. Sans compter les 13 eurodéputés du Fidesz de Viktor Orban qui siègent parmi les non-inscrits. Les eurosceptiques sont certes minoritaires (autour de 18 %), mais leur nombre grandissant au Parlement européen fait craindre à leurs détracteurs proeuropéens un risque de paralysie des institutions.

Un autre phénomène consacre cette rupture entre une partie du peuple et l’Union européenne : la progression de l’abstention. En 1979, lors du premier scrutin dans une CEE alors composé de neuf États, elle s’élève à 38 %. Et ce chiffre ne va faire qu’augmenter durant les décennies suivantes. Aux élections européennes de 1999, l’abstention dépasse même la participation pour la première fois et elle atteindra son pic record en 2014 (57,4 %). 

Mais les élections de 2019 marquent un coup d’arrêt. Après quarante ans de baisse ininterrompue, la participation rebondit à 51 % et progresse dans 20 des 28 États membres. Les défenseurs de l’Union pourront y voir un signe que l’euroscepticisme n’est pas une fatalité. Car même si l'opinion positive sur l’UE s'érode en Europe, elle reste largement majoritaire : selon l'enquête Eurobaromètre du printemps 2024, 71 % des Européens estiment que leur pays a « bénéficié » de l’appartenance à l’UE, 61 % sont « optimistes » à propos de l’avenir de l’UE et 60 % déclarent que l’appartenance de leur pays à l’UE est une « bonne chose ». Des opinions favorables à l’UE que partagent les Français (respectivement à 63 %, 42 % et 53 %) [1] Source : Comprendre la faible confiance des Français dans l'Union européenne. . Face aux grands défis que doit relever le monde (changement climatique, intelligence artificielle, emploi, connaissance, migrations), il appartient plus que jamais aux dirigeants européens d'insuffler chez leurs citoyens le désir d'Europe. 

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