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Harcèlement à l'école : que peuvent faire les enseignants ?

Copyright de l'image décorative: Bertrand GUAY / AFP

Par Jean-Pierre Vrignaudjournaliste spécialisé en histoire
Publication : 08 nov. 2023 | Mis à jour : 19 déc. 2023

Niveaux et disciplines

Près de 700 000 élèves sont victimes de harcèlement chaque année. Depuis 2021, le programme pHARe vise à lutter contre les situations de harcèlement à l'école. Mais les élèves peuvent aussi être harcelés sur les réseaux sociaux. Comment l'école peut-elle repérer les signaux du harcèlement, dans la vie réelle ou en ligne ? Quelles formations et quels outils pour les personnels de l'Éducation nationale ? Reportage au collège Françoise-Seligmann, à Paris.

Dès la rentrée 2021, cet établissement d'environ 280 élèves s’est porté volontaire pour expérimenter le programme pHARe de lutte contre le harcèlement. Les professeurs ont suivi, mais pas seulement. L’équipe ressource, mise en place dans ce cadre, rassemblait 12 personnes l’an dernier, dont le CPE, l’infirmière, la coordinatrice action collège, la secrétaire du collège… Douze volontaires, sur un personnel total de 25, c’est déjà une belle mobilisation, sans rémunération supplémentaire. Tous ont été formés à la détection des signaux faibles de mal-être chez les élèves, ainsi qu’à la méthode de préoccupation partagée, un protocole de résolution douce de situations qui pourraient dégénérer en harcèlement. Pour Adrienne Dassonvile, la proviseure, le bilan est positif après une troisième rentrée : « Le climat scolaire est meilleur. Nous sommes dans une démarche non blâmante. Les adultes cessent d’être toujours dans la demande de sanctions. Nous sommes davantage dans l’observation. »

Date de la vidéo: 2018 Collection:  - Mon Fil Infographie

Qu'est-ce que le harcèlement scolaire ?

Recevoir l'enfant, l'écouter, le rassurer

Licinio Teixeira, le CPE, très impliqué dans le programme pHARe et devenu lui-même formateur, se félicite d’un changement de paradigme. « Auparavant, que ce soit le professeur, le CPE ou le proviseur, chacun se retrouvait seul face à des situations souvent compliquées. Aujourd’hui, un travail collectif s’est mis en place, la collaboration entre collègues s’est développée, une vraie dynamique de groupe est née. »

La méthode de préoccupation partagée, concrètement, consiste en un processus rapide et précis. Point de départ : la détection d’une situation. Un adulte remarque un élève anxieux, isolé, dont les résultats baissent, qui est souvent absent ou qui se plaint de maux de ventre et passe beaucoup de temps à l’infirmerie ou planqué au CDI. Il sent que, peut-être, quelque chose ne va pas. Alerté, un membre de l’équipe ressource va alors recevoir l’enfant, l’écouter, le rassurer, tenter de comprendre ce qui se passe et déterminer qui a fait quoi parmi les autres élèves. On ne parle pas de victime, mais de cible. De même, on n’utilise pas, à ce stade, le mot harcèlement, mais intimidation.

Étape suivante : une autre personne ressource reçoit le ou les « intimidateurs potentiels » (IP), ainsi que des élèves témoins. Pour chacun, la question est toujours la même : « Je suis inquiet, j’ai remarqué que X n’allait pas bien : est-ce que tu as remarqué ? » Si la réponse est oui, on demande à l’intimidateur ou au témoin : « Qu’est-ce que tu pourrais faire pour l’aider ? » L’objectif est que les élèves deviennent les acteurs de la solution… Si l’élève répond « Non, je n’ai rien remarqué », l’entretien s’arrête là ; un second entretien aura lieu quelques jours plus tard.

Cinq personnes ressources par établissement

Chaque rendez-vous est très court, deux à trois minutes, on n’entre pas dans des explications. Surtout pas de morale. « On arrête de dire : "C’est mal ce que vous faites !" », explique M. Teixeira. « Parfois, poursuit-il, il suffit qu’un intimidateur dise : "Je vais aller lui parler" ou "Je ne vais plus me moquer de son nom" pour que la situation s’améliore. » Mais, au bout de deux semaines, si rien n’a changé, on revient au système des sanctions.

La méthode de préoccupation partagée fonctionne d’autant mieux qu’elle est appliquée au tout début du problème. Mais elle demande du temps, pour l’écoute comme pour les entretiens. Le ministère de l’Éducation nationale préconise un minimum de 5 personnes ressources par établissement, mais Mme Dassonville, dont l’établissement en compte 9 cette année, souhaiterait qu’ils soient encore davantage. « Dans l’idéal, tout le monde devrait être formé », renchérit M. Teixeira.

Madame Bovary ou Soprano pour éduquer au respect d'autrui

L’autre volet de la méthode pHARe se passe en amont et c’est sans doute le plus important. Il s’agit de sensibiliser les élèves au vivre ensemble, de développer leur empathie, de leur faire comprendre le processus du harcèlement et ses dangers. Dix heures par an doivent être consacrées à cet apprentissage, qui peut prendre des formes très diverses : une intervention de la police dans le cadre de la MPC (Mission prévention communication), l’étude d’un texte sur le harcèlement en français, une séance de questions-réponses avec un avocat en classe… M. Teixeira passe pour sa part dans toutes les classes de 6e et 5e, au début de l’année. « Je leur parle de l’effet de groupe. Comment une blague ou une moquerie, multipliée par 25, va devenir douloureuse. Chacun ne l’a dit qu’une fois, pour rire, mais, à la fin, ce n’est plus drôle. Alors imaginez lorsqu’il s’agit d’une petite tape… »

Cette prévention peut également passer par l’étude de textes. Caroline Veltcheff, inspectrice académique et superviseuse du programme pHARe à Paris, décrit la scène liminaire de Madame Bovary, « lorsque le jeune Charles se fait voler sa casquette dans la cour de récréation et que ses camarades jouent avec comme avec un ballon de foot. On peut alors réfléchir ensemble : c’est quoi la moquerie, l’ironie, le ridicule… » Mme Veltcheff cite également des chansons, comme Effet de masse, par Maëlle, ou bien Soprano et sa chanson Fragile. Le rappeur y évoque une fille prise pour cible : « Ça commence par un surnom / Puis les mauvaises blagues s’enchaînent (…) » et, à la fin : « Toute cette violence gratuite devient pour elle insupportable / Donc elle éteint son portable / Et commet l’irréparable. »

Dans la mallette de ressources à disposition des personnels de l’Éducation nationale, M. Teixeira recommande particulièrement le Jeu des Trois figures, inventé par le psychologue Serge Tisseron. Les enfants doivent inventer un scénario avec trois personnages, un harceleur, une victime et un soutien, puis le jouer en incarnant successivement chacun d’eux. Caroline Veltcheff raconte l’histoire inventée dans ce cadre par des élèves de CE2. « Un villageois s’aperçoit que le loup veut s’en prendre à son ami dans la forêt alors, pour protéger celui-ci, il installe un piège. Quand le loup est capturé, le villageois et son ami vont le voir, le sermonnent, puis le libèrent. » En jouant chacun des rôles de la saynète, avec des répliques apprises par cœur, les enfants, outre qu’ils développent leur expression orale, se retrouvent successivement dans la peau de l’intimidateur, de la victime et du sauveur… « Le jeu, très ritualisé, s’étend sur de nombreuses séances, poursuit Mme Veltcheff. Il s’agit de développer la capacité de l’enfant à reconnaître en l’autre un autre lui-même. »

Des élèves-ambassadeurs contre le cyberharcèlement

Pour lutter contre le cyberharcèlement, la démarche n’est pas différente, s’accordent Mme Veltcheff et M. Teixeira. Le cyberharcèlement scolaire commence toujours à l’école, dans le monde physique. Il est un prolongement du harcèlement. Pour le repérer, Mme Veltcheff met en avant le rôle des ambassadeurs, ces élèves volontaires qui, dans le cadre du programme pHARe, sont formés et ont un rôle de vigie pour identifier les situations à risques. Ces « leaders positifs » acceptent d’être des recours pour d’autres élèves, qu’ils ne connaissent pas forcément (une 3e pourra aider un 6e). Ils peuvent donner l’alerte en cas de dérapage sur les réseaux sociaux. Véritables relais entre les élèves et les adultes, les ambassadeurs ont un rôle primordial. L’an dernier, dans le collège Françoise-Seligmann, leurs visages apparaissaient sur une affiche placardée dans l’établissement pour que chaque élève puisse les identifier facilement. Insistant sur l’efficacité du fonctionnement entre pairs, Mme Veltcheff imagine volontiers que certains parents puissent eux-mêmes devenir des ambassadeurs dans la lutte contre le harcèlement. « Mettre un smartphone 5G dans la main d’un enfant, c’est comme donner les clés d’une voiture de sport à quelqu’un qui n’a pas le permis, pointe-t-elle. Il faut rappeler que la majorité numérique est à 15 ans et que la responsabilité des parents est engagée pour les jeunes mineurs. Poster une seule photo non consentie, qui est ensuite relayée par d’autres, cela pourrait leur coûter jusqu’à 75 000 € d'amende.

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Au collège Françoise-Seligmann, qui expérimente le programme pHARe pour la troisième année, la question du harcèlement est en tout cas devenue un vrai sujet. Un clip imaginé et tourné au printemps 2023 par un groupe de douze de ses élèves a reçu le prix du Jury dans le cadre de la campagne Non au harcèlement. Intitulé « Il suffit d’une personne », il met en scènet des enfants, aux visages de plus en plus fermés, rivaliser d’insultes bien senties avant que la situation ne se résolve dans une chute qu’on ne vous dévoilera pas. Quand les élèves s’emparent de la problématique, c’est bon signe, non ? Quant au film, vous le verrez bientôt : il servira de point de départ à la campagne nationale de lutte contre le harcèlement 2023-2024.

La lutte contre le harcèlement implique la communauté éducative tout entière, Édouard Geffray

Edouard Geffray

Portrait d'Edouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO). Homme à la peau blanche, cheveux châtains courts, portant chemise blanche, cravate et veste sombre.

Questions à Édouard Geffray, directeur général de l’enseignement scolaire (DGESCO) au ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse

Que peut faire un professeur face à une classe de 30 élèves, quand on sait qu’il s’y produira, statistiquement, deux ou trois cas de harcèlement dans l’année ?

En réalité, concernant les cas de harcèlement, nous ne sommes pas dans un rapport de 1 pour 30, nous sommes dans un rapport de l’élève avec la communauté éducative tout entière, et aussi avec les parents. C’est une erreur de penser qu’un seul type de personnel et, a fortiori une seule personne, devrait prendre en charge le harcèlement. Il faut évidemment qu’il y ait des personnels formés dans le cadre du programme pHARe, mais je considère que c’est d’abord un sujet collégial. Le harcèlement, c’est le sujet de tout le monde. Un jeune, quand il est harcelé, doit pouvoir aller voir la personne de son choix et pas forcément la personne que nous, institution, école ou établissement, aurions identifiée. Le jeune doit pouvoir s’adresser à n’importe quel adulte de confiance : cela peut être son CPE, son professeur, l’infirmière scolaire, tous les personnels de l’établissement. Les 1,1 million de personnels de l’Éducation nationale ont tous également vocation à recueillir la parole du jeune, de manière à faire les signalements en direct au chef d’établissement, aux personnels ressources qui, ensuite, prendront en charge la situation. Mais cette première prise de contact, cette première détection de signaux faibles, c’est une obligation universelle pour nous tous.

Cette prise de conscience prend de l’ampleur. Une immense majorité de notre personnel sait qu’elle peut être confrontée au problème et aussi qu’elle a vocation à participer à sa détection. Le ministre veut qu’on forme massivement les personnels pour que tous soient capables de repérer les signaux faibles : un élève qui se plaint de maux de ventre dans certaines circonstances, qui a tendance à s’isoler, mais aussi un élève qui commet des actes de violence dans la cour. Il n’est pas rare qu’un élève harcelé ait des réactions violentes contre un ou plusieurs de ses harceleurs. Tous ces signaux doivent être le déclencheur d’une démarche auprès du jeune pour comprendre ce qui lui arrive. 

Aujourd’hui, les personnels ressources reçoivent, dans le cadre de pHARe, deux fois quatre jours de formation sur deux ans. Pour les autres, il existe des formations académiques, mais nous avons également un enjeu important avec la mise en place d’un parcours de formation numérique sur lequel nous travaillons et avec un plan de formation dans les écoles et établissements engagé par le ministre.

Pour aller plus loin

Le 3018, un numéro et une application

  • 3018 : en cas harcèlement et de cyber harcèlement. 100 % anonyme, gratuit et confidentiel. Disponible 7j/7, de 9 heures à 23 heures. Une équipe dédiée, composée de psychologues, juristes et spécialistes des outils numériques.
  • Téléchargez l'application 3018 sur les plateformes habituelles iOS et Google Play. Tchat, questionnaire, fiches pratiques et possibilité de stockage des preuves.

Des vidéos

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Le prix Non au harcèlement

Organisé par le ministère de l'Éducation nationale, avec le soutien de la Mutuelle MAE, ce prix donne la parole aux jeunes des écoles, collèges, lycées, structures péri et extrascolaires pour qu’ils créent une affiche ou une vidéo sur le harcèlement. En 2023, le collège Françoise-Seligmann figurait parmi les lauréats avec sa vidéo Il suffit d'une personne.

Affiche non au harcellement

Un garçon vêtu d'un sweat à capuche est montré du doigt par trois personnes. Seules les mains sont visibles. La scène est en noir et blanc. Une quatrième main est en couleurs: c'est une main tendue vers le jeune homme. En haut de cette affiche, il est écrit : "une main tendue est toujours la bienvenue". En bas de l'affiche apparaît le slongan "Non au harcèlement" et les numéros d'écoute à appeler en cas de harcèlement.

Une des affiches lauréates du prix Non au harcèlement 2023.

Un jeu à utiliser en classe

Créé en 2006 par le psychiatre Serge Tisseron, le Jeu des Trois figures est centré sur les trois figures de l'agresseur, de la victime et du tiers, qui peut être un simple témoin. Ce site présente cette démarche qui vise à prévenir le harcèlement de la maternelle au collège.

Grimaces

Le visage d'une fillette est représenté trois fois : elle sourit, elle tire la langue et elle fait une moue déconcertée.

Quatre articles

• Cyberharcèlement : les ravages de la violence en ligne
Commentaires humiliants, insultes, faux profils, publications de photos intimes…La cyberviolence touche tous les collèges et lycées de France. De quoi parle-t-on ? Quels recours ? Quelles sanctions ?

 Entretien : L’Éducation nationale face au cyberharcèlement
Question à Édouard Geffray, directeur général de l’enseignement scolaire.

• Le 3018 : le recours des jeunes victimes de cyberharcèlement
La force de ce dispositif ? Les écoutants, psychologues et juristes, sont capables de faire retirer les contenus inappropriés sur les réseaux sociaux.

• Cyberharcèlement : le glossaire 
Onze définitions pour mettre des mots sur les dangers du harcèlement en ligne.

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Cyberharcèlement : le glossaire

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