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D-Day en Normandie : des cameramen de l'armée américaine pour filmer le Débarquement
Niveaux et disciplines
Ils ont filmé le débarquement des Alliés. Sous la direction de réalisateurs hollywoodiens, des cameramen de l'armée américaine ont capté les images du Jour J. Une mission périlleuse, menée à la fois pour l'histoire et pour la force des images.
Regardez bien la vidéo ci-dessus elle raconte la Seconde Guerre mondiale à hauteur d'hommes. Quatre soldats sortent des eaux et progressent sur la plage d'Omaha (Colleville-sur-Mer, Normandie). Deux des fantassins tombent tandis que les autres poursuivent leur course. L’un des blessés se redresse, tente d’avancer, mais il est comme retenu par une force invisible. Il s’affale définitivement.
La scène, filmée en noir et blanc, sans son, dure à peine cinq secondes : cinq secondes restées gravées dans la mémoire collective. Ces quatre silhouettes dont on ne distingue pas le visage incarnent le sacrifice des Anglo-Américains venus libérer l’Europe. Leurs vies fauchées, les vagues au loin, le ciel couvert : un condensé du D-Day.
En ce 6 juin 1944, l’opération Neptune a conduit d’Angleterre vers les côtes normandes une armada de plus de 5 000 navires, 10 000 avions et plus de 150 000 hommes. Parmi eux, un cameraman de l’armée américaine, le sergent Richard Taylor, 37 ans, débarque dans le secteur d’Omaha Beach (Colleville-sur-Mer). C’est à lui que l’on doit la courte séquence ci-dessus. Nous vous présentons ici ses rushes – les prises de vue effectuées lors de son tournage sur le vif – actuellement conservés à la Nara (National Archives and Records Administration, qui conserve les archives états-uniennes).
Date de la vidéo: 2024
Débarquement en Normandie, les images du sergent Taylor tournées à Omaha Beach
Dominique Forget, réalisateur, spécialiste des archives de la Seconde Guerre mondiale, a accepté de les commenter dans la vidéo ci-dessous.
Date de la vidéo: 2024
Débarquement : comment l’armée américaine a filmé le D-Day
Blessé, il filme le sacrifice des soldats à Omaha Beach
Le matin du 6 juin 1944, le sergent Richard Taylor arrive sur les côtes normandes à bord d'une barge de débarquement, probablement dans la troisième vague, qui accoste après 9 heures.
Il faut imaginer le sergent Taylor débarquant sous les balles allemandes, dans les embruns. Ils ont vomi dans le bateau, ils ont de l'eau jusqu'aux épaules. Ils vont face aux mitrailleuses allemandes, avec la houle, l'odeur de gasoil, le bruit des tirs...
Touché au bras par une balle allemande, Richard Taylor parvient à maintenir sa caméra 35 mm Eyemo hors de l’eau, puis à atteindre en courant le pied de la falaise, à l’extrémité orientale de la plage. Il se cache derrière un rocher.
Malgré sa blessure, il actionne sa caméra. Chaque bobine ne dure qu’une minute, il doit donc recharger sa pellicule très régulièrement, en plein combat. Taylor tourne à l’intuition et doit sentir le bon moment. Avec ses compagnons d'armes, il est positionné juste sous le WN60 (pour Widerstandsnest 60), le « nid de résistance » allemand doté d’un canon de 75 mm, de mortiers et d’une tourelle de char qui défend ce secteur de la plage. Ainsi stationnés à l’aplomb de la position fortifiée, Richard Taylor et ses camarades deviennent invisibles pour les Allemands dans le bunker. Cette position permet aussi à Taylor d'adopter un point de vue original : il montre les soldats alliés montant
sur la plage, par vagues successives.
Les premières images du Jour J
À la fin de la journée, Richard Taylor est rapatrié en bateau vers l’Angleterre. Contrairement à ce qu’exige la procédure mise en place par l’US Army, Taylor emporte avec lui ses bobines. Il est certainement conscient de détenir des images historiques. Pendant qu’il est soigné dans un hôpital de Londres, son film est développé dans les locaux du SHAEF (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force, le quartier général des forces alliées en Europe). Les notes de la Nara indiquent qu’il s’agit des premières images du Jour J acheminées aux États-Unis, soixante-quatre heures après le Débarquement. Intégré dans de nombreux sujets de journaux télévisés, dans des magazines et des documentaires, le plan du sergent Richard Taylor a été diffusé des centaines de fois dans les actualités filmées, puis à la télévision française.
Retrouvez ci-dessous les images de Richard Taylor à Omaha beach (notamment la séquence où l'on voit les deux soldats fauchés par les balles allemandes) intégrées à un sujet d'actualité du Monde libre, une société de production d'actualités filmées basée à Londres et contrôlée par l'Allied Information Service (service du quartier général des forces alliées, le SHAEF). Ce sujet en français, diffusé dans les salles de cinéma des colonies et des territoires libérés, donne une image glorieuse du débarquement allié.
Date de la vidéo: 1944 Collection: - Le Monde libre
Le débarquement de Normandie (vu par les Alliés)
Pourquoi filmer la guerre ?
Auteur d’images poignantes, Richard Taylor n’est toutefois pas le seul cameraman de l'armée américaine. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, la volonté de filmer les batailles et de documenter les exactions des nazis conduit des personnalités du cinéma et des dirigeants militaires à unir leurs forces. En 1939, le cinéaste d'Hollywood John Ford, réalisateur de La Chevauchée fantastique et des Raisins de la colère, fonde dans la Marine une unité d'une soixantaine d'opérateurs de prises de vues. Ils ont pour mission de se déployer rapidement sur des zones de conflit. En 1941, le général Donovan, futur directeur de l'OSS (Office of Strategic Services, services secrets américains entre 1942 et 1945) appelle Ford auprès de lui et rebaptise son unité la Field Photographic Branch (FPB).
C'est John Ford qui supervise December 7th, film qui évoque l'attaque japonaise sur la base de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, et The Battle of Midway, court-métrage qui retrace la victoire des États-Unis sur l'amiral Yamamoto le 5 juin 1942. Avec ces deux films, John Ford reçoit l'Oscar du meilleur documentaire en 1943 et 1944.
C'est pour l'unité de John Ford, au sein de l'OSS, que travaille le sergent Richard Taylor, notre caméraman du D-Day. Il débarque à Omaha beach le 6 juin 1944 à bord du contre-torpilleur USS Plunkett.
Des films de propagande pour glorifier la puissance américaine
Pour l’état-major de l’armée des États-Unis, les films tournés lors des batailles doivent poursuivre plusieurs objectifs : alimenter les séquences d’actualités diffusées dans les cinémas, contribuer à la formation des soldats et montrer la puissance de l’armée américaine. La volonté de laisser des « traces » pour l’histoire est également indiquée, mais elle n’apparaît pas comme un objectif principal.
En plus de l'unité cinématographique des services secrets américains, l'armée américaine va elle aussi produire son propre récit filmé du conflit en cours. Pour améliorer la formation des opérateurs de l'armée et professionnaliser les équipes de tournage, le général Eisenhower, commandant en chef des forces américaines en Europe, se tourne naturellement vers un autre cinéaste d’Hollywood : le réalisateur George Stevens. Einsenhower le place à la tête du service photographique et cinématographique de l’armée américaine : la SPECOU (Special coverage unit).
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George Stevens : d'Hollywood à la SPECOU
Né en 1904, George Stevens a entamé dès 1930 une riche carrière de réalisateur et producteur à Hollywood. À l’affiche de ses films à succès : Cary Grant, Douglas Fairbanks, Katharine Hepburn, Fred Astaire (visible ci-dessous sur l'affiche du film Swing Time, 1936)…
En 1942, George Stevens interrompt sa carrière hollywoodienne pour s'engager dans l'armée américaine avec le grade de lieutenant colonel. En février 1943, il rejoint le US Army Signal Corps, le service de communication de l’armée, pour lequel il couvre les derniers mois de la campagne d’Afrique du Nord. À la demande du général Eisenhower, il gagne ensuite Londres et rassemble un groupe de 45 personnes au sein de la SPECOU (Special coverage unit). Cette unité filmera notamment le débarquement en Normandie le 6 juin 1944, sur Juno beach. puis la libération du camp de concentration de Dachau (1945).
Parmi ses sources d'inspiration pour mettre en valeur l'action des soldats américains, Stevens cite la cinéaste allemande Leni Riefenstahl, dont les films de propagande l'ont fortement impressionné. En 1935, elle montre un Adolf Hitler en majesté et en communion avec le peuple allemand, dans le film Le Triomphe de la volonté.
Date de la vidéo: 1935
Hitler vu par Leni Riefenstahl : Le Triomphe de la volonté
Des répétitions grandeur nature, comme à Hollywood
Le tournage des films du D-Day est organisé et préparé pendant de nombreux mois. Près de 200 opérateurs, photographes et cinéastes, se préparent en Angleterre, sur des plages ressemblant à celles de Normandie.
Les exercices d’entraînement se déroulent parfois à balles réelles et les habitants des villages côtiers environnants sont évacués par sécurité. Des photos montrent également des soldats jouant le rôle de cadavres, preuve que la préparation est méticuleuse. Les documents écrits conservés à la Nara attestent de l’existence d’une liste détaillant les plans à filmer lors du Jour J : plans montrant la progression des Alliés, gros plans de soldats, plans de prisonniers allemands.
Les consignes distribuées aux opérateurs insistent également sur la nécessité de raconter des histoires en filmant. Cet objectif est en phase avec celui des actualités filmées américaines, qui avaient déjà à l’époque le goût pour le « storytelling ».
Le 6 juin 1944, environ 30 opérateurs sont incorporés aux unités qui débarquent sur les plages normandes. Au final, peu d’images filmées seront acheminées jusqu’à Londres et développées. Rappelons que les caméras ne disposaient alors que d’une minute de pellicule, ce qui ne laissait aucune marge d’erreur aux opérateurs au moment de déclencher la prise de vue.
Mémoire à vif, mémoire blessée
Le planning prévu pour le D-Day est très précis. À 10 h 30, le service de communication de l'armée américaine doit récupérer les films et les mettre en sécurité dans un sac spécial. Le sac est ensuite transporté à Portsmouth (sur la côte sud de l’Angleterre), puis acheminé vers Londres par la route ou en train. Enfin, dans les locaux du ministère de l’Information, les films sont développés.
Dans la capitale britannique, au sein du QG des forces alliées (SHAEF), une salle de projection est opérationnelle depuis le 29 mai 1944. Une équipe de neuf projectionnistes est formée pour assurer la projection des films et six monteurs sont également mis à disposition. Tous les films tournés lors du D-Day et les jours suivants, lors de la bataille de Normandie, seront projetés, montés, puis transmis aux agences d’actualités filmées notamment.
Après le Débarquement, Richard Taylor couvre la bataille de Normandie, puis celle des Ardennes. Début 1945, il se trouve en Allemagne, où il demande à quitter le front. Il est alors affecté à Paris, dans un studio du service de communication de l'armée américaine. J'ai rencontré les deux filles de Taylor en mai 2024 à Washington, raconte Dominique Forget, réalisateur spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Elles m'ont dit, que pendant la guerre, leur père a envoyé des dizaines de lettres à sa famille pour raconter son quotidien sur le front. Mais, après son retour, il ne parlait quasiment jamais du conflit. Richard Taylor est resté marqué à jamais par ce qu'il a vu en Europe.
Pour aller plus loin
Niveaux: Cycle 4 - Lycée général et technologique - Lycée professionnel