ARTICLE

La construction européenne (1/4) 1947-1954 : du plan Marshall à l'impossible armée de l'Europe

Copyright de l'image décorative: Stefano Bianchetti / Bridgeman Images

Affiche pour le plan Marshall pour l'Europe, 1947.

Niveaux et disciplines

Un mariage arrangé par le cousin américain. En 1948, seize États européens s'unissent au sein de l'OECE, une organisation destinée à gérer les milliards du plan Marshall, que les États-Unis ont mise en place pour reconstruire le Vieux Continent. Il faudra attendre 1950 pour que se forme un noyau de six pays (France, Allemagne, Italie et Benelux) convaincus de la nécessité d'écrire eux-mêmes leur destin, éloignant ainsi le spectre de la guerre. Politiques, économiques, culturelles, militaires : quelles ont été les fondations de cette construction inédite ?

Si l’idée d’une « fraternité européenne », vantée par Victor Hugo [1] Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne.
Extrait du discours de Victor Hugo au Congrès international des amis de la Paix universelle, à Paris, le 21 août 1849.
, remonte au moins au XIXe siècle, sa concrétisation politique a été laborieuse. Le 5 septembre 1929, au siège de la Société des nations, à Genève, le président du Conseil français Aristide Briand présente son mémorandum sur l'organisation d'un régime d'union fédérale européenne : « Évidement, l’association agira surtout dans le domaine économique. […] Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique […], le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association, peut être bienfaisant. » Ce discours enthousiaste se heurte aux crises économiques et politiques de l’époque. L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 brise les rêves d’union. Mais la machine est relancée après la Seconde Guerre mondiale. En 1948, 64 % des Français se déclarent partisans d'une union de l'Europe [2] Selon une étude de Christine Manigand et Anne Dulphy, « L’opinion publique française face à l’unification européenne : approche quantifiée » actes du colloque de la Sorbonne, les élites et l’unité européenne, 3 et 4 mai 1996, programme sur les identités européennes.  Le peuple est mûr. C’est au tour des dirigeants, désormais, de s’entendre sur la manière de bâtir l’édifice européen. Politiques, économiques, culturelles, militaires : quelles seront les bases de cette construction inédite ?

Date de la vidéo: 2018 Collection:  - Mon Fil Infographie

L'Union européenne construite pour la paix

De l’OECE à la CEE : les Européens s’unissent pour le plan Marshall

Après la Seconde Guerre mondiale, la situation économique fragilisée de l’Europe inquiète les États-Unis. Le 5 juin 1947, le général George C. Marshall, secrétaire d'État du président Harry Truman, annonce à Harvard un « programme de reconstruction européenne » (European Recovery Program ou ERP). Ce plan propose une aide matérielle aux pays du Vieux Continent, dont certains (comme la France ou la Bulgarie) ont vu leurs ressources pillées par les nazis et nombre de leurs infrastructures détruites. Double intérêt pour l’Oncle Sam : d’une part, faire d’une Europe prospère un partenaire économique solide pour développer ses exportations. D’autre part, réduire la pauvreté pour contrer l’influence soviétique en Europe. La plupart des pays de l’ouest, non inféodés à l’URSS, l’acceptent. Une décision qui provoque, sur demande américaine, la création en avril 1948 d’une instance supranationale pour gérer ces fonds : l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Elle réunit d’abord seize États [3] La Convention est signée par seize États : l'Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, la Grèce, l'Irlande, l'Islande, l'Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse, et la Turquie. , puis est rejointe par la République fédérale d’Allemagne (RFA) l’année suivante. Du plan Marshall américain naît donc un embryon d’union entre pays européens.

Date de la vidéo: 1948 Collection:  - Les Actualités françaises

La signature de l'accord des Seize

Grâce à cette organisation, le plan Marshall peut être appliqué efficacement. Rapidement, les premiers cargos de biens débarquent sur les côtes atlantiques de l’Europe. Engrais, produits alimentaires, combustibles, machines industrielles et agricoles, coton et même tabac en constituent l’essentiel. Jusqu’en 1951, les États européens bénéficiaires reçoivent 11 milliards de dollars de dons et 2 milliards de prêt (soit 13 milliards au total, environ 10 % de leur PIB sur quatre ans), dont 2,6 milliards pour la France. La plupart des dons sont adressés en marchandises, principalement importées des États-Unis. La revente de ces produits sur le marché local permet aux États d’investir dans leurs infrastructures ou de stabiliser leur situation financière, les Américains conservant un droit de regard sur ces investissements. 

1949 : le Conseil de l’Europe

Mais les prérogatives de cette OECE se cantonnent à l’administration des fonds issus du plan Marshall. Tout reste à faire pour les partisans d’une union fédérale. Au congrès de La Haye (Pays-Bas) du 7 au 10 mai 1948, huit cents responsables politiques, leaders d’opinions, journalistes ou intellectuels venus de vingt pays d’Europe se réunissent. Ce rassemblement de militants pro-européens est une démonstration de force du mouvement pour imaginer la construction européenne. On y croise l’ancien Premier ministre britannique Winston Churchill, le chef des chrétiens-démocrates allemand et futur chancelier de la RFA Konrad Adenauer ou encore le Français Jean Monnet, commissaire général au Plan. Les participants évoquent des sujets qui seront bientôt au cœur des débats et qui mêlent considérations politiques, judiciaires et économiques : la suppression des droits de douane, la libre circulation des hommes, des idées et des biens sur le continent, le projet de parlement européen, la création d’une cour de justice, etc. Symboliquement, le congrès de La Haye est un moment fondateur du mouvement européen. 

Un an plus tard, le 5 mai 1949, dix pays (France, Royaume-Uni, Irlande, Italie, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Danemark, Suède et Norvège) signent le traité de Londres, qui fonde le Conseil de l’Europe. Cette organisation intergouvernementale européenne affirme son ambition d’unir les pays autour de valeurs communes, notamment la culture européenne et la défense des droits de l’homme. Cette institution a un pouvoir surtout symbolique : c’est ainsi ce Conseil de l’Europe qui choisit le drapeau européen, constitué d’un cercle de douze étoiles sur un fond bleu, et un hymne, la Symphonie n° 9 de Beethoven. Mais concrètement, tout reste à faire. 

Date de la vidéo: 1949 Collection:  - Les Actualités françaises

Le Conseil de l'Europe

1951 : unis pour le charbon et l'acier

Le 9 mai 1950, la construction européenne connaît une impulsion décisive. Le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman présente un projet de mutualisation de la production de charbon et d’acier entre, notamment, la France et l’Allemagne. Il reprend une idée de son compatriote Jean Monnet, commissaire général au Plan. En mettant en commun ces deux matériaux stratégiques en ces temps de reconstruction et de forte croissance économique (en 1950, le taux de croissance du PIB est de 8,5 %), le but est d’abord d’empêcher toute tentation d’une nouvelle guerre entre la France et l’Allemagne. Créée le 18 avril 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) réunit la France et l’Allemagne, l’Italie et le Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg). Cette institution ne réunit pas simplement des États qui coordonnent leur politique, elle a un pouvoir supranational. Elle fonctionne notamment via une Haute Autorité composée de neuf membres spécifiquement dédiés à la supervision, la production et la libre circulation du charbon et de l’acier. L’Europe économique est en marche.

Une armée pour l'Europe ?

L’idée des « États-Unis d’Europe », chère à Victor Hugo qui l’évoquait lors d’un discours au Congrès de la Paix en 1849, revient sur le devant de la scène. Parallèlement à la CECA, ses fondateurs se penchent sur un projet d’union militaire. Le 24 octobre 1950, à l’Assemblée nationale française, le président du Conseil René Pleven présente un plan dans ce sens. Il y évoque la « contribution » de l’Allemagne, ouvrant la voie à son réarmement. En juillet 1951, le projet de Communauté européenne de défense (CED) est rendu public. Son objet : la fusion des forces armées des pays participants afin d’assurer la défense de l’Europe, notamment dans un contexte d’opposition avec le bloc soviétique (la guerre de Corée a éclaté en juin 1950). Cette communauté serait placée sous la direction d’un commissaire européen à la Défense. C’est au sein de l’Europe des Six (les États membres de la CECA) que débutent les discussions. Une mouture du projet est signée par les Six le 27 mai 1952. Loin d’une autonomie militaire européenne, cette CED dotée d’un corps armé de 13 000 hommes serait placée sous la supervision de l’OTAN.

La plus grande querelle idéologico-politique que la France ait connue probablement depuis l'affaire Dreyfus.

L’intellectuel et éditorialiste Raymond Aron à propos du débat sur la CED, en 1952.

 

Reste aux États de ratifier le traité. En France, la question du réarmement de l’Allemagne « contamine » le sujet. L’intellectuel et éditorialiste Raymond Aron décrit le débat sur la CED comme « la plus grande querelle idéologico-politique que la France ait connue probablement depuis l'affaire Dreyfus ». De Gaulle s’oppose fermement à la CED en juin 1952 : « La France doit verser ses hommes, ses armes, son argent dans un mélange apatride. Cet abaissement lui est infligé, au nom de l’égalité des droits, pour que l’Allemagne soit réputée n’avoir pas d’armée tout en refaisant des forces militaires […]. La France, entre toutes les grandes nations qui ont aujourd’hui une armée, est la seule qui perde la sienne. » La question de la perte de la souveraineté française, refusée par les gaullistes, et celle du réarmement allemand, redouté par les communistes et une majorité des Français d’après les sondages de l’époque, occupent le débat. À l’Assemblée, le 30 août 1954, on vote pour une « question préalable », un dispositif institutionnel qui permet de discuter de l’opportunité d’un texte de loi avant son examen. Elle est adoptée par 319 voix contre 264, notamment grâce aux suffrages gaullistes, communistes et à ceux d’une partie des socialistes. Deux années de vifs débats publics ayant déjà entraîné les partisans de la CED à retarder les débats à l’Assemblée en raison de la montée de l’opposition au projet, celui-ci est une nouvelle fois stoppé avec ce vote. Prenant acte de son incapacité à obtenir une majorité sur ce texte, le gouvernement de Pierre Mendès-France décide de l’enterrer. Une position d’apaisement que défendra le chef du Conseil des ministres quelques jours plus tard dans une allocution radiodiffusée : « L’Assemblée souveraine a prononcé maintenant son verdict, mettons-nous tous à l’œuvre et travaillons ensemble […]. Assez de divisions, assez de querelles, continuons ensemble sur la route qui mène au redressement du pays. » Pour l’historien Gérard Bossuat, auteur d’Histoire de l’Union européenne (Belin, 2009), « la cause essentielle du rejet tenait au fait que la France ne se sentait plus en mesure de contrôler à son profit l’unité européenne. Elle était affaiblie […]  par la guerre de décolonisation en Indochine », qui a démarré en 1946 et a pris fin le 1er août 1954.

Date de la vidéo: 1954 Collection:  - Les Actualités françaises

Le rejet de la CED

Quelques mois plus tard, l’Assemblée française ratifie le traité permettant l’entrée de la RFA dans l’OTAN, première marche vers le réarmement allemand tant redouté. Cette renaissance militaire du pays, ardemment poussée par les États-Unis, n’entraînant pas de mutualisation des forcées armées, une partie des parlementaires gaullistes accepte donc ces accords. 

Pour aller plus loin

     

Nos autres articles sur la construction européenne

Voir les documents suivants
Voir les documents précédents

Nos pistes pédagogiques

Voir les documents suivants
Voir les documents précédents

Notes de bas de page

Thèmes

Sur le même thème