ARTICLE

1991-2022 : l’Ukraine, une indépendance entravée

Copyright de l'image décorative: © Joe Klamar/AFP

Par Cyrille BeyerÉditeur Lumni Enseignement
Publication : 16 févr. 2023 | Mis à jour : 21 févr. 2024

Niveaux et disciplines

Le 24 février 2022, l’invasion russe de l’Ukraine stupéfie le monde. Pour les Ukrainiens, qui voient depuis 2014 leur voisin comme un agresseur (annexion de la Crimée, guerre dans le Donbass), la guerre totale qui leur est désormais imposée est la preuve que la Russie n’accepte pas leur indépendance. Et continue à voir leur pays comme relevant de sa sphère d’influence, comme au temps de l’URSS. Cet article propose de retracer une histoire géopolitique de l’Ukraine depuis ces trois dernières décennies. Il s’appuie sur les travaux d’Alexandra Goujon, Andreas Kappeler, Anna Colin Lebedev et Anne de Tinguy.

1991-2004 : les difficultés de l’Ukraine indépendante

     

En 1991, l’indépendance de l'Ukraine précipite la chute de l’URSS

Les réformes lancées par Mikhaïl Gorbatchev en 1985, la perestroïka (restructuration) et la glasnost (transparence), ne parviennent pas à moderniser l’économie soviétique. Bien au contraire, elles provoquent une crise économique majeure. Cette dernière s’accompagne de la renaissance des mouvements nationaux dans les périphéries de l’URSS (États baltes, Géorgie) et d’une lecture critique par la société soviétique de son passé. Ces trois phénomènes remettent en question la légitimité du système soviétique. Entre 1988 et 1990, toutes les républiques soviétiques déclarent leur souveraineté (y compris la Russie en juin 1990), ce qui équivaut pour ces pays à un désir de large autonomie au sein de l’URSS.

Mais ce mouvement d’émancipation s’accélère en août 1991 : à Moscou, Boris Eltsine, le nouveau président de la Fédération de Russie élu le 10 juillet 1991, fait échec au putsch mené contre Mikhaïl Gorbatchev, son rival politique, par des conservateurs communistes. Mikhaïl Gorbatchev, et avec lui son projet de réforme de l’URSS, est définitivement discrédité : les républiques de l’URSS déclarent tour à tour leur indépendance.

L’Ukraine, l’un des joyaux de l’URSS de par sa taille, sa population et ses richesses, est l’un des premiers pays à faire sécession, le 24 août 1991. Le 1er décembre, les Ukrainiens plébiscitent massivement cette indépendance, à 92,3 %. Le même jour, ils élisent leur premier président, Leonid Kravtchouk, dernier dirigeant de la République socialiste soviétique d'Ukraine, un ancien apparatchik communiste reconverti à la cause indépendantiste.

Ce dernier va défendre avec intransigeance la jeune indépendance ukrainienne lors de sa rencontre quelques jours plus tard, près de Minsk, avec ses homologues russe et biélorusse, qui, eux, souhaitent conserver des liens organiques forts entre les trois pays. Le 8 décembre, Leonid Kravtchouk, Boris Eltsine et Stanislaw Chouchkievitch prennent finalement acte de la fin de l’URSS en tant que sujet de droit international et comme réalité géopolitique et annoncent la création, à la place, de la Communauté des États indépendants (CEI).

Pour Boris Eltsine, la priorité absolue est alors la conquête du pouvoir face à celui, déclinant, de Mikhaïl Gorbatchev et, déjà, la gestion du legs de l’URSS, dont la Russie se pose en héritière naturelle. L’indépendance de l’Ukraine, qui, aux yeux des Russes, est un pays frère qui partage les mêmes racines historiques, et dont le destin semble indissociablement lié au leur, est donc « acceptée » par Moscou dans la frénésie des événements qui secouent cette incroyable année 1991. Cependant, nombreux sont déjà ceux, en Russie, comme Mikhaïl Gorbatchev ou l’écrivain Alexandre Soljenitsyne, à considérer cette indépendance ukrainienne comme une tragédie et une déchirure, annonciatrice de drames futurs.

À Kiev, la vision est tout autre. Si la population se sent proche du peuple russe et de l’expérience commune forgée durant les années soviétiques, l’effondrement de l’URSS représente pour elle la possibilité de construire son propre avenir. « Enfin », serait-on tenté d’écrire, car vu de Kiev, l’histoire de l’Ukraine est comprise comme une longue tentative, plusieurs fois avortée, d’établir durablement un État nation semblable à ceux des autres pays de la région.

La déclaration d’indépendance de la Rada, le Parlement ukrainien, le 24 août 1991, déclare ainsi que le nouvel État ukrainien continue une tradition millénaire de construction étatique en Ukraine. Pour les Ukrainiens, la Rus’ de Kiev, l’état médiéval centré autour de leur capitale entre le IXe et le XIIIe siècles, ainsi que l’Hetmanat cosaque, situé au centre l’Ukraine entre le milieu du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècles, ainsi que la courte expérience de la République populaire ukrainienne, au lendemain de la Première Guerre mondiale, représentent ainsi les formes les plus abouties d’un pouvoir ukrainien autonome, dont il convient de reprendre le flambeau.

Insert de la ressource Document - ID: 00000004978 en mode complementaire

Un pays aux multiples identités

L’Ukraine des années 1990 est un pays peuplé de 50 millions d’habitants, aux identités façonnées par des histoires différentes : la cohésion de toute la population au sein de son État n’a rien d’évident. Le cas de la Crimée, péninsule du sud de l’Ukraine à la longue et tumultueuse histoire, vient ainsi très vite montrer la fragilité de cette cohésion.

Façonnée par de nombreuses civilisations sous l'Antiquité et au Moyen Âge, la Crimée est peuplée progressivement à partir du XIIIe siècle par une population turcophone, les Tatars, qui, à partir du XVe siècle, avec le Khanat de Crimée, se lient à l'empire ottoman. Conquise par l’empire russe en 1783, la Crimée devient un territoire stratégique pour Saint-Pétersbourg, qui y positionne la flotte de la mer Noire. Son climat attire en outre les élites impériales qui s'y bâtissent de somptueux palais. À l'époque soviétique, Staline intensifie la russification de la péninsule en déportant 180 000 Tatars, en 1944. Finalement, pour des raisons économiques, la Crimée est donnée à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954 (le territoire est plus naturellement relié à l'Ukraine qu'à la Russie).

Ce rattachement très tardif à l'Ukraine explique qu'en 1991, la population criméenne ait été la seule à voter timidement pour l’indépendance du pays, avec seulement 54,2 % de « oui ». Inquiets d’une « ukrainisation » du territoire, les Russes de Crimée développent un sentiment sécessionniste. Les tensions entre Kiev et ce territoire, incessantes, ne s’apaisent qu’en 1996 lorsque la Constitution ukrainienne garantit le statut d’autonomie de la péninsule et lui confère le statut de République autonome.

Si la Crimée incarne le problème identitaire le plus aigü, le reste du pays est également caractérisé par des divergences politiques qui se réveillent à chaque échéance électorale. Sur la question, centrale, du positionnement du pays et de son rapport avec ses voisins, l’Ouest et le Centre expriment traditionnellement une orientation européenne, tandis que le Sud et l’Est confient le plus souvent leurs suffrages à des politiques soucieux de ménager les liens économiques, historiques et culturels avec Moscou. Sans pour autant accepter l’inféodation de leur pays vis-à-vis de leur puissant voisin.

La Galicie, ukraïnophone et foyer du nationalisme ukrainien, à l'extrême ouest du pays, et le Donbass, à l'extrême-est du pays, russophone et marqué par son glorieux passé soviétique – la région était l'un des poumons économiques de l'URSS – représentent ainsi les deux pôles de cette large palette identitaire ukrainienne. Au cœur de ce paysage, la vaste région centrale du pays représente un socle identitaire ukrainien qui contredit largement le discours communément relayé dans les médias d'un pays fracturé de façon binaire entre Ouest et Est.

Ces différences témoignent donc de la diversité politique du pays, et leur expression électorale traduit le respect par l'État ukrainien du pluralisme démocratique. Elles ne présagent alors en rien de phénomènes réellement sécessionnistes ni d'une partition du pays, phénomènes qui ne pourront advenir en 2014 qu'avec l'intervention appuyée de la Russie, nous y reviendrons.

Insert de la ressource Document - ID: 00000005340 en mode complementaire

Leonid Kravtchouk, originaire du nord-ouest du pays, région largement ukraïnophone, proclame ainsi, dès l’indépendance, sa volonté d’un retour à l’Europe.

Une politique étrangère entre Occident et Russie

En 1994, la crise économique frappe l’Ukraine de plein fouet, tout comme la Russie. À la fin de la décennie, les deux pays auront perdu environ 50 % de leur PIB par rapport à 1989. Dans ce contexte, le président Kravtchouk cherche des soutiens à l’Ouest. Pour accepter de se défaire de son immense arsenal nucléaire, hérité de l’URSS, et de le transférer à la Russie, il demande une aide financière importante aux États-Unis.

Un accord, conclu en janvier 1994, aboutit en décembre 1994 à la signature du mémorendum de Budapest entre la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Ukraine, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie. Contre la reconnaissance de son indépendance et de l’intégrité de ses frontières territoriales par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie, l’Ukraine renonce à la possession de toutes ses armes nucléaires et adhère au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.

Signe de sa volonté de s’arrimer au système occidental, l’Ukraine adhère le 8 février 1994 au Partenariat pour la paix, un programme de coopération de l’OTAN à destination des pays non membres et, la même année, un accord de partenariat et de coopération est signé avec l'Union européenne.

En juillet 1994, Leonid Koutchma est élu à la présidence de l’Ukraine, avec un programme axé sur l’économie et l’international. Partisan d’une réorientation de la politique étrangère de son prédécesseur, il explique que la rupture des liens avec la Russie, et plus généralement avec l'espace eurasien proposé par Moscou, est à l'origine du déclin économique de l'Ukraine. Leonid Koutchma se rapproche donc de Moscou, tout en continuant à soutenir les relations de l’Ukraine avec l’OTAN.

Après la signature, en 1995, d’un accord commercial et économique avec la Russie, Leonid Koutchma reçoit, en 1997, le président russe Boris Eltsine pour sa première visite officielle à Kiev. Les deux chefs d’État signent des accords importants sur le partage de la flotte de la mer Noire, stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée, et sur la location par la Russie, pour vingt ans, de ce même port. Signe de cette embellie diplomatique avec la Russie : un traité d’amitié, de coopération et de partenariat, qui atteste la reconnaissance par le Kremlin des frontières ukrainiennes, est signé le 31 mai 1997.

Réélu en 1999, Leonid Koutchma, qui considère que l’entrée de l’Ukraine dans l’UE représente également un objectif stratégique, conserve avant tout de bonnes relations avec la Russie. À partir de 2000, sa présidence se durcit, les médias sont censurés. Un mouvement de contestation se développe, la réputation de l’Ukraine en ressort ternie sur la scène internationale, et Leonid Koutchma est perçu de plus en plus comme un allié du nouvel homme fort de la Russie, le président Vladimir Poutine, élu en 1999. Malgré cette relation facilitée avec Moscou, le président Koutchma, auteur du livre L’Ukraine n’est pas la Russie, en 2003, reste néanmoins soucieux de maintenir la spécificité du modèle politique de son pays vis-à-vis de la Russie.

2004-2014 : de la révolution orange à l’Euromaïdan

La révolution orange : faire respecter la démocratie

L’année 2004 va marquer une première rupture, de taille, dans les relations entre l’Ukraine et la Russie. Le 14 mars, Vladimir Poutine est réélu triomphalement. Un plébiscite qui le conforte dans sa politique offensive à l’égard des États post-soviétiques et vis-à-vis de l’Occident, en réaction notamment à l’élargissement de l’UE et de l’OTAN à l’Europe centrale et aux pays baltes qui a lieu au même moment.

Insert de la ressource Document - ID: 00000001109 en mode complementaire

C’est dans ce contexte de transformation géopolitique de l’Europe centrale qu’ont lieu les élections présidentielles ukrainiennes. Viktor Ianoukovytch, originaire du Donbass, Premier ministre et dauphin de Leonid Koutchma, bénéficie du soutien de la Russie. Aux yeux de Vladimir Poutine, il est essentiel qu'un grand pays comme l'Ukraine reste proche économiquement et politiquement de Moscou.

Face à Viktor Ianoukovytch, Viktor Iouchtchenko souhaite se rapprocher de l’Occident et reprendre la démocratisation du pays, après le durcissement des dernières années du mandat de Leonid Koutchma. Originaire de l'oblast de Soumy, dans le nord-est de l'Ukraine, Viktor Iouchtchenko a gagné sa popularité par son travail de réformateur en tant que gouverneur de la Banque centrale (1993-2000), puis premier ministre jusqu'en 2001.

Après un premier tour au coude à coude entre les deux hommes, Viktor Ianoukovytch revendique une large victoire, avec 49,6 % des voix, au soir du second tour. Ce résultat, qui déjoue les sondages, est contesté par les nombreux observateurs de l’OSCE, qui constatent une fraude généralisée.

Dès lors, répondant à l’appel de Viktor Iouchtchenko (dont le visage apparaît défiguré par l'empoisonnement, très probablement imputable aux services secrets ukrainiens, dont il a été victime au mois de septembre), des manifestations massives, pacifiques, se tiennent sur la place de l’Indépendance (Maïdan), au centre de Kiev. Avec pour seul objectif, l'annulation du résultat des élections et l'organisation d'un nouveau scrutin : c’est la révolution orange, d’après la couleur de l’équipe de campagne de Viktor Iouchtchenko.

Tandis que l’Union européenne et les États-Unis soutiennent les manifestants et dénoncent les irrégularités électorales, Vladimir Poutine maintient son soutien à Viktor Ianoukovytch. Finalement, après annulation du scrutin par la Cour suprême le 3 décembre, un nouveau scrutin est organisé le 26 décembre 2004, en présence de milliers d'observateurs ukrainiens et internationaux, qui donne la victoire à Viktor Iouchtchenko, avec 51,90 % des voix.

La révolution orange, la plus importante manifestation populaire en Europe depuis les révolutions de 1989, a démontré la capacité de mobilisation des Ukrainiens dans un cadre pacifique.

La difficile tentative de modernisation politique du pays

La présidence de Viktor Iouchtchenko (2005-2010), si elle s'intéresse sincèrement au respect des règles de l’État de droit et du pluralisme démocratique, doit cependant faire face à de nombreuses difficultés : l’Ukraine ne parvient pas à sortir du système clientéliste et corrompu qui la caractérise depuis l’indépendance et les retombées de la crise économique internationale de 2008 sont durement ressenties dans le pays.

En outre, à l’inimitié personnelle qui empoisonne les relations entre le président et sa Première ministre Ioulia Timochenko (en 2005, puis entre 2007 et 2010) – l’égérie de la révolution orange –, s’ajoutent les dissensions au sommet de l’État quant à la politique étrangère à suivre : en 2006, Viktor Ianoukovytch, vainqueur des élections législatives, redevient Premier ministre (jusqu’en décembre 2007) et souhaite rééquilibrer la diplomatie vers la Russie.

Mais aussi bien pour Viktor Iouchtchenko que pour Ioulia Timochenko, le rapprochement avec l’Occident doit demeurer la priorité. Dès 2005, l’Ukraine entame des discussions avec Bruxelles pour approfondir sa relation avec l’UE. Elles aboutiront en 2009 avec le Partenariat oriental, permettant à l’Ukraine de bénéficier, à terme, d’un accord d’association, d’un accord de libre-échange approfondi et d’un régime sans visa. Confirmant les principes de la révolution orange, cette orientation européenne de l’Ukraine n’est pas du goût du Kremlin, qui n’hésite pas à utiliser l’arme du robinet de gaz (durant les hivers 2005-2006 et 2009) pour exercer un chantage politique sur Kiev en lui coupant les approvisionnements en gaz.

La présidence Iouchtchenko échoue en outre à intégrer à court terme l’OTAN, l’un de ses objectifs (alors que la population ukrainienne est encore, à l’époque, majoritairement opposée à cette perspective). En effet, au sommet de Bucarest, en avril 2008, l’Alliance atlantique refuse d’accorder à l’Ukraine et à la Géorgie le Plan d’action pour l’adhésion, préalable à l’adhésion, – les Français et les Allemands s’y opposent pour ménager la Russie –, mais elle reconnaît leurs aspirations euro-atlantiques : le communiqué final ne mentionne aucune date, mais déclare que ces pays seront membres de l’OTAN. Une décision qui mécontente aussi bien Kiev – déçue d’avoir été éconduite – que Moscou, qui craint la perspective future de l’adhésion ukrainienne.

L’élection de Viktor Ianoukovytch : la revanche de Moscou

Le 7 février 2010, Viktor Ianoukovytch (49 % des voix), bat sa rivale Ioulia Tymochenko (45,47 % des voix) et devient président. La carte électorale du pays est à nouveau fortement polarisée, entre le centre et l'ouest du pays d'une part, plus tournés vers l'Union européenne et ayant massivement voté pour Ioulia Tymochenko, et le sud et l'est, d'autre part, davantage tournés vers la Russie et voyant en Viktor Ianoukovytch leur candidat naturel.

Insert de la ressource Document - ID: 00000005331 en mode complementaire

Ce dernier, qui a fait campagne sur le thème de l’unité du pays, commence par donner un gage d’amitié important à la Russie en signant, le 21 avril 2010, les accords de Kharkiv : le bail du port de Sébastopol, qui courait jusqu’en 2017, est prolongé jusqu’en 2042, contre un rabais sur le prix du gaz russe. En outre, Viktor Ianoukovytch s’engage sur l’adoption d’une loi sur la neutralité militaire du pays, ce qui consacre l’abandon par l’Ukraine de sa perspective d’adhésion à l’OTAN.

Mais l’alignement sur Moscou n’est pas total, loin de là. Viktor Ianoukovytch décline la proposition de Vladimir Poutine d’intégrer l’Ukraine à son Union douanière (2010), conçue par Moscou comme un pendant à l’UE. C’est au contraire avec Bruxelles que les négociations entamées sous la présidence Iouchtchenko se poursuivent. Le Partenariat oriental, signé en 2009, aboutit en mars 2012 à un accord d’association ambitieux avec Bruxelles, prévoyant une zone de libre-échange approfondi et complet, dont la signature est fixée aux 28 et 29 novembre 2013.

Face à cette perspective d’intégration poussée de l’Ukraine dans le système communautaire, Moscou hausse le ton, et finit par convaincre Viktor Ianoukovytch d’abandonner ce projet : le 21 novembre 2013, quelques jours seulement avant la date prévue, le président ukrainien fait volte-face et annonce qu’il ne signera pas l’accord d’association.

2014 : la rupture avec la Russie

L’Euromaïdan, une révolution pour les valeurs européennes

Cette décision, qui va à l’encontre de l’aspiration d’une majorité d’Ukrainiens pour les valeurs européennes, heurte la population. Des manifestations pro-européennes débutent dès lors à Kiev sur le Maïdan pour réclamer la signature de l’accord d’association. La mobilisation devient vite un phénomène de masse, attirant des Ukrainiens des quatre coins du pays, surtout du Centre et de l’Ouest.

Lorsque le gouvernement choisit la voie de la répression, une partie du mouvement se radicalise, et les premières revendications font place à une véritable révolution – à partir de janvier 2014 –, la foule se mobilisant désormais pour obtenir la chute du régime.

Sur la place de la contestation cohabitent jour et nuit des dizaines – parfois des centaines – de milliers d’Ukrainiens de toute condition et origine : étudiants, intellectuels, représentants de partis, simples citoyens, mais aussi des militants d’extrême droite, très visibles et sur-médiatisés par les médias pro-russes qui les utilisent pour discréditer le mouvement. Ils sont cependant très minoritaires.

Insert de la ressource Document - ID: 00000001825 en mode complementaire

Après avoir semblé tergiverser, le gouvernement opte une nouvelle fois pour la force. Entre le 18 et le 20 février, environ 100 personnes, dont 13 policiers, trouvent la mort sur le Maïdan. Ce déchainement de violence – comme l’Ukraine n’en avait jamais connu depuis l’indépendance – précipite les événements : le président Ianoukovytch fuit Kiev dans la nuit du 21 au 22 février et se réfugie en Russie. Quelques heures plus tard, le Parlement vote sa destitution et le président du Parlement Oleksandr Tourtchynov devient président par intérim.

Toutes ces mesures sont prises dans l’urgence : elles outrepassent la Constitution mais sont dictées par la gravité des événements. À Kiev et dans une majeure partie du pays, elles sont jugées légitimes. Ce qui est bien moins le cas dans certaines régions du pays, principalement en Crimée et dans le Donbass, où se sont tenues des mobilisations « anti-Maïdan », certes moins importantes que celle de la capitale.

L’annexion de la Crimée par la Russie

Dans la péninsule de Crimée, qui se tient habituellement à l’écart des revendications pro-européennes de Kiev et du reste du pays, les événements du Maïdan sont ressentis avec défiance. La destitution de Viktor Ianoukovitch et l’abrogation, le 23 février 2014, par le Parlement ukrainien, de la loi accordant un statut officiel aux langues régionales, dont le russe, provoque l’opposition de la majorité de la population de Crimée.

Manipulée par les médias pro-russes, la population de Crimée (et aussi celle du Donbass) comprend que Kiev cherche à interdire la pratique du russe. Ce qui est inexact, puisque ce que cherche alors le gouvernement est seulement à imposer l’ukrainien comme seule langue pour l’administration et l’éducation sur l’ensemble de son territoire. Les différents aspects de la vie quotidienne, culturelle ou économique, qui utilisent largement le russe, ne sont pas affectés par ce projet d’abrogation, qui est de toute façon abandonné rapidement par le nouveau pouvoir qui ne souhaite pas attiser les braises.

L'occasion de rappeler que la langue russe est largement parlée par la population, avec des différences territoriales : les régions du Sud et de l'Est, mais aussi les villes par opposition aux campagnes, sont traditionnellement russophones. Un usage privilégié du russe dans ces espaces qui ne signifie en rien une quelconque défiance vis-à-vis de l'État ukrainien, mais qui prouve au contraire l'importance du russe aux côtés de l'ukrainien dans l'identité linguistique des habitants du pays. Et c'est justement parce que l'usage de l'ukrainien avait considérablement diminué par rapport au russe – du fait de la longue emprise impériale russe puis de la période soviétique, à partir des années 1930 –, que le gouvernement de Kiev a cherché à assurer la promotion de la langue nationale en l'imposant dans son administration et ses écoles – et seulement dans ces deux milieux.

Insert de la ressource Document - ID: 00000001812 en mode complementaire

En Crimée, la situation évolue très vite. Dès le 27 février 2014, les institutions politiques et les endroits stratégiques de la péninsule, comme les aéroports, les bases militaires, sont investis par des soldats russes. Kiev tente de résister à cette situation, mais l’État, après les événements de Maïdan, est alors considérablement affaibli.

Les institutions de Crimée se rallient, dans le secret, à la cause russe. Le 16 mars 2014, dans un référendum d’autodétermination, organisé alors que la région est occupée militairement par la Russie et qu’aucun observateur international n’est présent, 96,8 % des Criméens expriment leur souhait d’un rattachement à la Russie.

Deux jours plus tard, le 18 mars 2014, le rattachement de la Crimée et de la ville de Sébastopol à la Russie est entériné lors d’une cérémonie à Moscou. Le président russe justifie alors le rattachement de la péninsule par l’histoire, estimant qu’en Crimée, tout respire l’histoire de la Russie, et dénonce le nouveau pouvoir de Kiev, aux mains des fascistes, des xénophobes, des russophobes et des antisémites.

La communauté internationale proteste, vote des sanctions à l’égard de la Russie, mais ne peut empêcher cet état de fait, qui, en Russie, est vécu comme un juste retour des choses et une fierté nationale.

Le Donbass s'enfonce dans la guerre civile

À partir d’avril 2014, les tensions séparatistes gagnent la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Les dynamiques politiques vis-à-vis de Kiev changent d’une ville à l’autre, mais, comme en Crimée, le projet d’abrogation de la loi accordant un statut officiel aux langues régionales, ainsi que la destitution du président Ianoukovytch – originaire du Donbass –, nourrissent l’hostilité d'une partie de la population de la région vis-à-vis du nouveau gouvernement ukrainien.

Soutenus dès le début par des groupes d'intervention spéciale venus de Crimée, des habitants pro-russes du Donbass déclarent la sécession des républiques de Donetsk et Louhansk en avril. Décidé à ne pas laisser se reproduire le scénario criméen, le gouvernement de Kiev lance au même moment une opération antiterroriste pour reprendre ces territoires. Le 11 mai, sur le modèle du référendum de Crimée, les républiques de Donetsk et Louhansk votent massivement pour leur indépendance (respectivement 89 et 96 % des voix). Un scrutin qui, à son tour, n'est pas reconnu par la communauté internationale.

Les combats s'intensifient et se transforment en guerre civile entre loyalistes au gouvernement de Kiev et séparatistes pro-russes, soutenus par la Russie. L’armée ukrainienne progresse néanmoins militairement jusqu’à envisager, au mois d’août, pouvoir reprendre entièrement le contrôle du Donbass. Mais à la fin du mois, une violente contre-offensive, largement menée par l'armée russe qui souhaite éviter une déroute des séparatistes, déstabilise les troupes loyalistes ukrainiennes.

Des premiers accords de cessez-le-feu sont signés à Minsk, en septembre 2014, sous l’égide de l'Organisation de sécurité et de coopération en Europe (OSCE). D’intenses combats reprennent cependant très rapidement. Le 11 février 2015, les accords de Minsk II, toujours sous l’égide de l’OSCE, ne parviennent qu’à faire baisser en intensité le conflit (les bombardements des deux côtés de la ligne de contact vont néanmoins rester quotidiens), sans le résoudre.

Insert de la ressource Document - ID: 00000005332 en mode complementaire

Dans la capitale biélorusse, Petro Porochenko, le nouveau président ukrainien, élu en mai 2014 après s’être engagé aux côtés du mouvement Maïdan, fait face à Vladimir Poutine dans une ambiance glaciale. Entre 2014 et février 2022, cette guerre va causer la mort de 14 000 personnes, selon un recensement de l'ONU.

2014-2022 : une paix impossible

Nouvelles tensions entre la Russie et l’Ukraine

Le président Porochenko tente de négocier jusqu’en 2017 avec la Russie au sujet de la guerre du Donbass. Mais le dialogue échoue. Le 25 novembre 2018, la tension monte subitement lorsque la Russie arraisonne trois navires de guerre ukrainiens qui tentent de naviguer de la mer Noire à la mer d’Azov, et capture les 24 marins à leur bord. Cet « incident du détroit de Kertch » est la première crise militaire d’envergure entre les deux pays depuis le début de la guerre dans le Donbass.

Alors que la communauté internationale blâme la Russie pour non respect du droit international, l’Ukraine réagit avec fermeté. La loi martiale est instaurée et la Rada (le Parlement ukrainien) qualifie la Russie d’État agresseur et de puissance occupante. En outre, le Parlement ne renouvelle pas le traité d’amitié entre les deux pays signé en 1997.

L’élection d’un outsider de la politique

Contre toute attente, c’est un humoriste de profession et un jeune néophyte en politique, Volodymyr Zelensky, qui est largement élu président de la République le 21 avril 2019, avec 73,2 % des voix au second tour.

Insert de la ressource Document - ID: 00000004918 en mode complementaire

Se voulant à son début de mandat ouvert à la discussion avec Vladimir Poutine, Volodymyr Zelensky souhaite relancer le processus de paix avec la Russie afin de mettre un terme à la guerre dans le Donbass. Si quelques succès sont enregistrés dans les négociations, donnant lieu à un relatif apaisement sur le terrain, sur le fond, Kiev et Moscou conservent une interprétation radicalement opposée des accords de Minsk.

Pour contourner l'impossibilité de tout dialogue avec la Russie au sujet de la Crimée, Volodymyr Zelensky lance en 2021 une Plateforme de Crimée afin d’attirer l’attention de la communauté internationale sur le devenir du territoire et sur la question de la minorité tatare, dont les droits sont bafoués par la Russie. En effet, nombreux sont les Tatars, dont les descendants de ceux déportés sous Staline ont pu rentrer en Crimée à partir de la fin des années 1980, à être faits prisonniers politiques par la Russie depuis 2014.

Vers la guerre totale...

L’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass constituent pour les dirigeants ukrainiens, mais également, de plus en plus, pour une majorité d’Ukrainiens, la démonstration que l’Ukraine ne peut se passer de la protection de l’Alliance atlantique. Le 21 février 2019, en réponse à l’incident du détroit de Kertch, la Constitution ukrainienne est modifiée : l’objectif d’adhésion du pays à l’UE et à l’OTAN est inscrit dans le préambule de la loi fondamentale. Lors du sommet de Bruxelles de juin 2021, les dirigeants de l'OTAN réitèrent la perspective donnée lors du sommet de Bucarest de 2008 d’une adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN.

Sur le terrain, les tensions réapparaissent à partir de février 2021 : dans le Donbass, les observateurs constatent une recrudescence importante des violations de cessez-le-feu, et de l’autre côté de la frontière, la Russie masse des troupes pour faire pression sur l’Ukraine et les pays de l’OTAN. Cette concentration militaire inquiétante s’estompe une première fois en avril, laissant croire à une désescalade.

Mais, en novembre 2021, la crise reprend. Les États-Unis alertent sur des concentrations de troupes et mettent en garde contre ce qu'ils estiment être une volonté d'invasion de l'Ukraine par la Russie. Celle-ci dément, mais les échanges diplomatiques paraissent impuissants à enrayer la montée des tensions. Les exigences russes, à savoir, notamment, l’engagement par l’OTAN de cesser définitivement son élargissement, sont jugées inacceptables par l’Ukraine, l'Alliance atlantique et les États-Unis.

Insert de la ressource Document - ID: 00000005333 en mode complementaire

Après avoir reconnu, le 21 février 2022, l’indépendance des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk, Vladimir Poutine lance son armée, le 24 février, à la conquête de l’Ukraine, dans ce qui va constituer la guerre la plus meurtrière en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et bouleverse profondément l’ordre international.

 

Bibliographie

Anna Colin Lebedev, Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, éditions du Seuil, 2022.

Alexandra Goujon, L’Ukraine de l’indépendance à la guerre, Le Cavalier Bleu, Paris, 2021.

Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux, du Moyen Âge à nos jours, éditions C.H. Beck, Munich, 2017. CNRS éditions, 2022, pour la traduction française.  

Anne de Tinguy, Le géant empêtré, la Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine, Perrin, 2022.

Thèmes

Sur le même thème