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Résister par le rire dans les camps : Germaine Tillion et Le Verfügbar aux enfers

Copyright de l'image décorative: © Jean Ayissi / AFP

Par Julien Blancprofesseur agrégé d'histoire à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris
Publication : 02 oct. 2023 | Mis à jour : 19 déc. 2023

Niveaux et disciplines

Jeune ethnologue, Germaine Tillion s’engage dans la Résistance à Paris dès la défaite de juin 1940. Dans le contexte dangereux de l’Occupation, elle manie constamment l’humour, la dérision et même l’autodérision pour manifester son rejet de l’arbitraire. Dénoncée par un agent double en août 1942, elle est emprisonnée quatorze mois avant d’être déportée au camp de Ravensbrück. Là-bas, en secret et protégée par ses camarades, elle compose en octobre 1944 Le Verfügbar aux enfers, une opérette comique qui décrit les rouages de leur lieu d’emprisonnement. Chaque soir, la lecture de l’œuvre provoque les rires des détenues : un rire impliqué, libre, combatif ! De la lutte clandestine jusqu’à l’expérience du camp nazi, Germaine Tillion n’a jamais cessé d’utiliser les ressources de l’humour pour exprimer son refus de l’oppression. 

L’humour, arme première de la désobéissance

Dès le début de l’Occupation allemande, la dérision constitue un des outils privilégiés de la contestation. C’est d’abord sous la forme de plaisanteries et de blagues lâchées à haute voix ou murmurées, d’airs et de chansons détournés que se manifeste en effet le rejet de l’envahisseur. Les Français commencent à les entendre dès la fin de l’été 1940 dans les rues des villes, dans les queues devant les magasins, dans les salles de cinéma et dans les transports en commun. Ces saillies, souvent anonymes, constituent les premiers signes d’une résistance que l’on peut qualifier de basse intensité. Un palier supplémentaire est franchi lorsque la contestation s’exprime par écrit et qu’apparaissent dans l’espace public des slogans et des inscriptions griffonnés à la hâte, des papillons collés sur les murs et des tracts.

Signes, textes et mots d’ordre, toujours concis et percutants, renouent avec les formes ancestrales de la satire politique et cherchent à ridiculiser l’adversaire. Le registre animalier est souvent utilisé pour caricaturer l’adversaire comme dans ce tract dessiné, représentant un cochon bien gras avec ces vers :

« Né en Allemagne
Engraissé en France
Tué en Angleterre
Salé dans la Manche. »

La métaphore médicale permet quant à elle d’innombrables variations, à l’image de ce Traité des maladies contagieuses qui décrit le nazisme comme une redoutable pathologie :

L’Hitlérisme : forme moderne de la Furor Teutanica, est une infection contagieuse communément appelée « peste brune » qui exerce ses ravages dans toute l’Europe. Elle a pris naissance en Allemagne. Les indigènes intoxiqués ont le corps couvert de vert-de-gris. […]

Les microbes Hitlerest : un vibrion nazicoque d’une grande virulence. Pendant ses transes qui durent des heures, il se convulse en poussant des cris rauques.

Le rire séditieux se situe donc au fondement de la désobéissance...

Rire au-dehors, rire en prison

Immédiatement révulsée par la défaite, Germaine Tillion s’engage dans la voie de la désobéissance dès juin 1940 en compagnie de Paul Hauet, un colonel en retraite septuagénaire.

Ce duo insolite s’occupe d’abord d’action caritative en faveur des prisonniers de guerre coloniaux avant de mettre sur pied des filières d’évasion. Autrement dit, l’ethnologue délaisse dans un premier temps la propagande et l’humour comme instruments de subversion. Pour autant, la dérision fait de longue date partie intégrante de son bagage culturel. Avant même l’Occupation, elle a en effet pris l’habitude de composer de petits textes spirituels qui déforment le réel pour mieux pointer le ridicule d’une situation. Un court poème rédigé au retour d’une de ses missions en Algérie, intitulé Le Vieux Chameau et qui devait être chanté sur l’air du Vieux Château (chanson de 1932), donne un aperçu de son art du pastiche :

Quand on aime le sport
On n’hésite pas
À viv’ sous la tente […]
Y a des scorpions sous les lits
Des vipères dans la tabl’ de nuit
Et quand il n’y en a pas
C’est parce qu’ils sont sous les draps […]
Pour boire on a l’eau d’un puits
Où les chameaux font pipi […]

Personnalité malicieuse, Germaine Tillion résiste rarement au plaisir de faire un bon mot, surtout si c’est au détriment de l’occupant et de ses affidés. C’est le cas lors de sa dernière discussion avec son camarade, l’anthropologue du musée de l’Homme Anatole Lewitsky en février 1941, au sujet du défaitisme de Pétain :

En quittant Lewitsky, j’ai conclu notre conversation en disant : "En somme, le Vieux avait l’habitude de jouer la Noire. Cette fois la Noire est sortie : il a gagné."

S'il paraît entendu qu'humour et Résistance ont partie liée dès l'origine, qu'advient-il lorsque la répression s'abat ? Face au choc de l'arrestation et de l'incarcération, l'humour devient une arme précieuse qui aide à tenir. Oser un trait d'esprit aux dépens de l'oppresseur et faire rire ses codétenus, c'est affirmer sa liberté intacte. À une gardienne de la prison de la Santé qui vient trois semaines de suite lui demander si elle est juive, Agnès Humbert, pionnière du groupe du Musée de l'Homme, rétorque : Je vous assure, Madame, que je n'ai pas eu le temps de me convertir au judaïsme depuis la semaine dernière.

Victime de la dénonciation d’un agent double en août 1942, incarcérée quatorze mois durant à la prison de la Santé, puis à Fresnes, Germaine Tillion n’hésite pas à manier l’arme de l’ironie pour faire front. En réponse à un acte d’accusation incompréhensible dans lequel il lui est reproché d’avoir tenté de rendre leur innocence aux membres de la police allemande, elle rédige en janvier 1943 une longue lettre aux juges du tribunal allemand. Elle y tourne en dérision une procédure judiciaire pourtant lourde de menaces :

Il y a là peut-être (probablement) un autre contresens, mais je fus si abasourdie (et réjouie) devant cette entreprise grandiose que je ne songeai pas sur l’instant à demander d’explication. J’ai pourtant l’habitude des requêtes les plus extraordinaires, car, comme vous le savez, j’ai vécu seule, en Afrique, pendant des années, en compagnie de tribus dites sauvages : des femmes mariées à des démons m’ont priée de les divorcer ; un vieux bonhomme (pire que Barbe-Bleue) qui avait, m’a-t-il dit, mangé ses huit premières épouses, m’a demandé une recette pour ne pas manger la neuvième ; des tribus en guerre m’ont chargée d’un commun accord de leur tracer une frontière ; j’ai vu des paiements de prix du sang, des jemaâ secrètes, des sorciers dansant une fois par an au clair de lune sur une montagne sacrée. […]

Malgré ces compétences variées, je déclare formellement que, si ces messieurs de la police allemande ont réellement perdu leur innocence, je suis incapable de la leur rendre. Toutefois, s’ils tiennent à la retrouver, ils ne doivent pas désespérer, car de vieilles chansons de France assurent que la chose est possible. Je n’en citerai qu’une :

« Qu’avez-vous donc, la fille, qu’avez-vous à pleurer ?
Je pleure mon innocence qu’un gabier m’a volée.
Ne pleurez pas, la belle, car on vous la rendra,
Car on vous la rendra sur les bords de la Loire. »

Je ne puis que conseiller à mon commissaire un pèlerinage sur les rives de ce fleuve fameux, d’où il nous reviendra, espérons-le, paré des grâces de Parsifal, mais je souhaite vivement que l’on n’attende pas cet heureux événement pour me dire ce que signifie cette histoire et en quoi elle me regarde.

Cette lettre, véritable chef-d'œuvre d'esprit et de provocation, comporte plusieurs caractéristiques que l'on retrouvera bientôt sous sa plume : qualité d'écriture et de construction, sens du burlesque et de l'autodérision, maîtrise enfin d'un large répertoire musical – depuis les grands airs lyriques jusqu'aux chansons populaires en passant par l'opérette et le music-hall – comme l'indique l'extrait d'une vieille chanson française intercalé dans le texte.

L’humour possède également des vertus collectives. Il soude en effet une communauté de détenus et participe à la naissance d’une véritable contre-société carcérale. Dans ses mémoires, Agnès Humbert décrit par exemple la vie quotidienne à la prison du Cherche-Midi, à Paris, où Honoré d’Estienne d’Orves, un des premiers envoyés de la France libre en France occupée, arrêté en janvier 1941, joue un rôle capital. Le soir venu, « Jean-Pierre » – c’est son pseudonyme de résistant – prend des nouvelles de chacun et réconforte de ses paroles bienveillantes. Unanimement respecté, il devient le maître d’œuvre des loisirs de la prison, une sorte de chef d’orchestre qui organise pour les jours fériés la "Radio Cherche-Midi", c’est-à-dire de véritables émissions à plusieurs voix, mêlant chansons, poèmes, sketches, saynètes humoristiques et causeries patriotiques. Ces spectacles ne sont pas sans rappeler l’émission de la BBC Les Français parlent aux Français, réalisée quotidiennement et massivement écoutée en France. Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand, scandé sur l’air mexicain de La Cucaracha, est un de ses slogans les plus fameux.

Composer ou reprendre des chansons existantes et les entonner ensemble à plusieurs voix deviennent des gestes décisifs pour affirmer sa foi et se soutenir. À côté des chants incontournables que sont La Marseillaise, Ce n’est qu’un au revoir ou L’Internationale, certains morceaux se chargent d’humour pour traduire la vie quotidienne en détention. Yvonne Oddon, bibliothécaire du musée de l’Homme et amie de Germaine Tillion emprisonnée à l’hiver 1941, compose notamment celle-ci à Fresnes : 

… Si vous avez des secrets (bis)
Gardez-vous d’en parler (bis)
Il y a une bête qui pullule
C’est la mouche des cellules
Elle écoute et répète tout
Ce qu’elle entend par-dessous les portes
Elle écoute et répète tout
Ce qu’elle entend par le trou
Trou la la, trou la la, trou la trou la
Trou la la laire… Trou la la ! (bis)

Pour beaucoup de résistantes et de résistants arrêtés, la prison n’est qu’une étape avant la déportation. C’est le cas de Germaine Tillion, déportée sans procès vers le camp de Ravensbrück à la fin du mois d’octobre 1943.

Le Verfügbar aux enfers, rire depuis « l'autre monde »

Les camps de concentration sont des lieux de privations, d’exploitations, de souffrances et de mort qui écrasent et détruisent les individus. Autant de caractéristiques immédiatement pressenties par Kouri – le surnom de Germaine Tillion – et ses camarades à l’instant même où elles franchissent les grilles de Ravensbrück. Saisies selon ses propres mots par « l’haleine du camp », elles se sentent basculer dans une zone de mort. Est-ce à dire que tout trait d’humour se trouve désormais banni dans l’enceinte du camp ?

Sitôt passé l’effarement initial, Germaine Tillion cherche à comprendre et à décrypter le fonctionnement de cet univers concentrationnaire. Désignée comme Verfügbar, c’est-à-dire détenue sans qualification et corvéable à merci, elle occupe l’échelon le plus bas dans la hiérarchie interne du camp. Mais elle opère immédiatement un choix radical qui est déjà en soi un acte de résistance : elle refuse de travailler et décide de se cacher. Tout au long de sa détention, Kouri occupe une position singulière : prisonnière, c’est-à-dire totalement immergée et écrasée par son environnement, elle se tient également en retrait de son objet d’étude grâce à sa position d’observatrice. Elle devient de la sorte une ethnologue au camp de concentration pour reprendre la formule de sa camarade de déportation Anise Postel-Vinay, tout à la fois actrice et chercheuse.

Mais si l’ethnographe Tillion veut comprendre le camp dans ses multiples rouages, c’est pour pouvoir ensuite partager son savoir et expliquer à ses camarades le système qui les écrase. La connaissance fait ici office de bouclier contre l’oppression. C’est dans cette perspective qu’elle organise, en mars 1944, une conférence clandestine sur le fonctionnement de Ravensbrück à l’attention de ses codétenues. Quelques mois plus tard, c’est un autre support, pour le moins inattendu et original, qui s’impose. Dissimulée dans une caisse d’emballage au milieu des entrepôts de tri des vêtements provenant du pillage allemand (Bekleidung) et protégée par ses camarades, elle entreprend, en octobre 1944, la composition du Verfügbar aux enfers.

Cette opérette-revue en trois actes, pastiche de l’Orphée aux enfers d’Offenbach, constitue une œuvre presque unique en son genre dans la littérature des camps. Rédigée in situ, elle s’apparente à un genre de music-hall comique.

Date de la vidéo: 2016 Collection:  - « Le Verfügbar aux enfers », de Germaine Tillion

Une opérette-revue : un genre inédit

Le texte se compose en effet de dialogues humoristiques, émaillés de chansons et de danses. Il se présente sous la forme d’une conférence savante donnée par un naturaliste, lequel, à la manière d’un entomologiste, décrit la genèse, le développement et la vie présente d’une très étrange créature, le Verfügbar, produit de la conjugaison d’un gestapiste mâle avec une résistante femelle que l’on classe parmi les animaux inférieurs et qui est apparenté aux gastéropodes (de gaster : estomac ; et de podos : pied), car il a l’estomac dans les talons… L’exposé professoral du naturaliste est fréquemment interrompu par les interventions et commentaires intempestifs d’un chœur composé de représentantes de cette curieuse espèce, toutes affublées de surnoms familiers (Havas, Lulu de Colmar, Marmotte, Titine, Nénette…). La forme, le ton et le contenu même de la prose, en particulier les nombreuses descriptions cliniques, font songer à certains des tracts de la première résistance mentionnés plus haut, qui tournaient en dérision l’occupant en le comparant à des animaux ou à des maladies contagieuses. L’effet comique produit, en particulier celui qui naît du dialogue heurté entre le naturaliste et le chœur des Verfügbar, est maximal.

La musique occupe une place centrale dans ce dispositif. Chansons et airs sont portés par le chœur. Ils se rattachent à tous les genres, puisqu’on y trouve pêle-mêle airs d’opéra et d’opérette, chansons populaires, variété et chants de scouts. Au total, 26 airs musicaux différents ont pu être identifiés. Une telle diversité témoigne de la vaste culture musicale de l’auteure.

Elle renvoie aussi au caractère collectif de l’œuvre. Kouri s’appuie en effet sur un répertoire commun de titres et emprunte certaines références à ses camarades. Le reste, c’est-à-dire l’art d’écrire et d’accommoder des airs connus selon sa fantaisie, lui appartient en propre. Ce dernier procédé se trouve ici systématisé. Il atteint son but en faisant rire.

Composer une telle farce au milieu de l’enfer du camp répond à plusieurs objectifs complémentaires. La fonction première de l’œuvre est de rappeler aux détenues la survivance d’un monde hors les murs. Le soir venu, Germaine Tillion lit et chantonne aux femmes de son block ce qu’elle a écrit pendant la journée. Il ne s’agit pas de représentation théâtrale à proprement parler – il aurait été trop dangereux d’en organiser –, mais plutôt de courtes séances de lectures collectives qui renouent avec les pratiques anciennes du roman-feuilleton.

Ces moments partagés font la joie des détenues parce qu’ils les rattachent à une vie normale, celle d’avant le camp. Ils permettent de se distraire et d’oublier, l’espace de quelques instants, l’horreur du quotidien. Mais le rire qui saisit les camarades de Germaine Tillion le soir à la lecture est bien davantage qu’un simple rire d’oubli. C’est également un rire impliqué, qui instruit et arme parce qu’il dénonce la réalité aliénante du camp. En ce sens, l’opérette-revue est d’abord un instrument de survie et de combat. L’humour noir et l’autodérision […] tendent aux détenues un miroir sans pitié, dont la description même force la réaction, entraîne le refus et représente une victoire de l’esprit sur le système de déshumanisation, décrypte l’historienne Claire Andrieu. Ce sont presque exclusivement les détenues qui sont l’objet du regard acéré, à la fois lucide et tendre, de Germaine Tillion. Les bourreaux, eux, sont fort peu présents.

Christophe Maudot, auteur de la restitution musicale du Verfügbar aux enfers de Germaine Tillion, détaille la composition de l'œuvre, structurée en trois actes.

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Mais l’ethnologue ne s’en tient pas à un autoportrait sans concession. Le projet est plus ambitieux, ce qui démontre combien la fantaisie n’est nullement contradictoire avec la rigueur de l’entreprise. Celle-ci expose avec une précision redoutable le fonctionnement du camp et sa cartographie (« block » – baraque de détenues ; « Revier » – infirmerie ; « Bekleidung » – entrepôt de tri de vêtements ; « latrines » – toilettes…), ses différentes composantes et ses hiérarchies internes (« Hes Hes », « kapos » – déportées souvent de droit commun chargées d’encadrer les déportées, « blokova » – détenue chef de block, « stubova » –détenue chef de chambrée, « julots » – femmes qui jouent le rôle masculin dans les couples de lesbiennes, « Verfügbar », « cartes roses » – prisonnières âgées ou infirmes dispensées du travail forcé,…) sans oublier les relations sociales entre les personnages… Le tableau ne néglige aucun aspect de la vie des détenues, y compris les plus sensibles et les plus douloureux. La nourriture, véritable obsession, donne lieu à plusieurs morceaux de bravoure, en particulier ce tour de France fantasmé des spécialités gastronomiques chanté sur l’air de Ciboulette. Un tour de France culinaire qui tranche avec les rutabagas du quotidien :

Nous avons fait un beau voyage 
Dans tous les jolis coins de France […]         
Nous avons dégusté
Toutes les spécialités :
À Vire, de l’Andouille,
À Nice, la ratatouille,
À Aix, le calisson,
À Lyon, le saucisson,
Madeleines à Commercy,
Bergamotes à Nancy…

Les corps, maltraités et abîmés, font l’objet de descriptions ultraréalistes, comme dans ce passage où le naturaliste n’élude aucun sujet :

Le Verfügbar adulte est d’une maigreur squelettique, son corps est couvert de plaies et de pustules, il a généralement les membres inférieurs enflés… Il a presque toujours les pieds plats, par suite d’un effondrement de la voûte plantaire dû, croyons-nous, au fait qu’il reste debout 17 heures par jour […]. Il y a un autre affaissement que nous ne pouvons, hélas, passer complètement sous silence […]. Il s’agit des seins, dont je dirais seulement qu’ils ne sont plus des saints, mais des martyrs…

Les diverses maladies qui menacent la santé des détenues sont évoquées, à commencer par la gastro-entérite (Magendam catarr), laquelle dégénère souvent en dysenterie chronique et occasionne des séjours prolongés aux watersmille individus se précipitent sur cinq sièges dont généralement deux sont hors d'usage. Dans un autre passage, le naturaliste énumère les innombrables maladies (scarlatines, typhoïdes, diphtéries et fluxions de poitrine) qui réduisent la durée de vie du Verfügbar à environ deux ans. La mort de masse enfin, ainsi que les différentes techniques de mise à mort utilisées (travail, coups, piqûre, gaz, transports noirs – transferts de détenues vers un lieu d'assassinat...) sont exposées une à une afin d'être regardées en face. Autant d'éléments qui disent le stupéfiant degré de connaissance du système concentrationnaire auquel Germaine Tillion était parvenue en une année à peine.

Mais la veine humoristique qui irrigue constamment la revue possède aussi ses propres limites. Il y a des terrains où la dérision n’ose s’aventurer. Même des femmes qui ont déjà presque tout vu et tout vécu ne sont pas prêtes à rire de tout. Du sort des enfants, par exemple, le texte ne dit mot. De même, il existe des seuils de souffrance au-delà desquels l’humour n’a plus sa place. Or, Le Verfügbar aux enfers est peut-être une œuvre inachevée. Cet inachèvement s’expliquerait par l’aggravation des conditions de survie dans le camp à partir des premiers mois de l’année 1945. Épuisée physiquement, Kouri n’aurait alors plus été en mesure d’achever son manuscrit. Symboliquement, celui-ci s’interrompt au beau milieu d’une interminable énumération des mauvais traitements infligés aux détenues.

La forme ainsi que le contenu subversif du Verfugbär aux enfers apparaissent comme un point d’aboutissement, l’expression ultime d’attitudes et de pratiques plus anciennes. Le rire a souvent accompagné Germaine Tillion tout au long de sa vie, même aux heures les plus sombres. Dans la façon dont elle regarde, analyse et tente parfois de se protéger du monde qui l’entoure, l’humour a constitué une ressource. Cette manière d’être prend racine dès l’avant-guerre, se déploie en Algérie, se fortifie en prison pour aboutir, à Ravensbrück, à la rédaction du chef-d’œuvre d’humour noir et de dérision qu’est Le Verfügbar aux enfers.

Germaine Tillion réchappera des camps. Anthropologue des sociétés méditerranéennes, elle retourne ensuite dans une Algérie déchirée par la guerre d’indépendance et y fonde les Centres sociaux, tentant sans relâche d’œuvrer pour la paix. Figure intellectuelle et morale majeure, elle meurt en 2008 et entre au Panthéon en mai 2015.

Au cœur d’une existence riche d’engagements, plusieurs fils rouges sont apparus : à la soif de justice, à la recherche permanente de la vérité, à une capacité d’indignation et d’action hors norme s’ajoute une propension exceptionnelle à rire de tout, y compris d’elle-même. 

Date de la vidéo: 2015 Collection:  - Les Dossiers de l'Histoire

Les résistants : la Résistance au Panthéon

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Ce texte, aujourd’hui disponible et même joué sur scène, vient nous rappeler qu’un rire de résistance à l’oppression a résonné depuis l’intérieur du camp.

Ce rire est bien, en tant que tel, un acte de résistance. Il l’est d’autant plus que Le Verfügbar aux enfers apparaît, à bien des égards, comme une œuvre collective. Germaine Tillion met sa créativité ironique au service d’une communauté en lutte, mais c’est cette communauté qui permet au projet de prendre corps. Kouri peut en effet entreprendre sa rédaction parce qu’une détenue tchèque (Vlasta Stachova) lui a procuré de l’encre et du papier. Elle trouve le temps d’écrire parce que ses camarades la cachent et la protègent. Elle lit sa prose le soir parce qu’un public la réclame et l’écoute. Le manuscrit, enfin, est sauvé grâce à la complicité d’une autre détenue, Jacqueline d’Alincourt, qui le sort en cachette du camp au moment de la libération des prisonnières par la Croix-Rouge suédoise en avril 1945.

Autant d’éléments qui rattachent l’œuvre à un groupe de femmes qui refusent d’abdiquer. C’est ce qu’exprime « Havas », un des membres du chœur : Il ne faut pas s’habituer. S’habituer, c’est accepter. Nous n’acceptons pas, nous subissons. Ce « nous » symbolise aussi cette coalition de l’amitié, pour reprendre une autre formule de Germaine Tillion. Une coalition qui a cimenté la Résistance, à l’extérieur, en prison et même au camp. Une coalition qui a permis à certaines d’échapper à la mort.

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