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Jean Moulin, clandestin de la République

Copyright de l'image décorative: © INA

Par Nicolas Skopinskijournaliste
Publication : 19 juin 2023 | Mis à jour : 19 déc. 2023

Niveaux et disciplines

Unificateur de l’armée des ombres, organisateur de la Résistance française, homme d’État autant que d’action : Jean Moulin hante notre mémoire républicaine. Mort sous les coups des barbares nazis sans avoir dénoncé ses camarades ni trahi la France libre, il est le courage personnifié. Voici l’histoire de l’homme, pour mieux comprendre le mythe.

 

De lui, il nous reste la célèbre photo avec l’écharpe et le chapeau, incarnation de la Résistance française face à l’occupant allemand. Devenu nom de places, de voies, d’établissements scolaires, Jean Moulin s’est mué en label. Ainsi, après de Gaulle (3 903 rues à son nom), Pasteur, Hugo et Jaurès, Moulin est la cinquième personnalité la plus honorée sur nos plaques de rues (2 370 à son nom en France). Un mythe coulé dans le bronze républicain. Mais avant d’être ce symbole, il y a un homme et des choix. Ce dossier thématique à destination des collégiens et lycéens, en cours d’histoire et d’EMC, retrace l’itinéraire de cet enfant de la République.

Frise chronologique sur Jean Moulin et la Résistance

Jean Moulin et la Résistance : frise chronologique
  • 20 juin 1899 : naissance à Béziers dans une famille républicaine
  • 1925 : Jean Moulin devient le plus jeune sous-préfet de France, à Albertville
  • Mai 1936 : le Front populaire, coalition de partis de gauche, arrive au pouvoir en France
  • Août 1936 : chef de cabinet du ministre de l’Air, il organise une filière clandestine de livraison d’avions aux républicains espagnols
  • Septembre 1939 : la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne
  • 17 juin 1940 : préfet de Chartres, il refuse de signer un document dans lequel les Allemands accusent l’armée française d’exactions. Il tente de se trancher la gorge
  • 18 juin 1940 : sur la BBC, le général de Gaulle appelle les Français à s’unir pour libérer leur pays
  • 10 juillet 1940 : À Vichy, les parlementaires confient les pleins pouvoirs au maréchal Pétain
  • 2 novembre 1940 : Vichy relève Jean Moulin de ses fonctions
  • Septembre 1941 : de Gaulle crée le Comité national français, gouvernement en exil
  • 25 octobre 1941 : Jean Moulin rencontre de Gaulle à Londres
  • 7 décembre 1941 : entrée en guerre des États-Unis
  • Nuit du 1er au 2 janvier 1942 : envoyé par le général pour unifier la Résistance, il est parachuté en Provence
  • Juillet 1942 : la France libre devient la France combattante.
  • Août 1942 : l’Armée secrète est constituée
  • 8 novembre 1942 : les Alliés débarquent en Afrique du Nord.
  • Janvier 1943 : les organisations résistantes de zone sud fusionnent dans les Mouvements Unis de Résistance (MUR)
  • 27 mai 1943 : première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR) à Paris
  • 3 juin 1943 : De Gaulle nommé par les Alliés coprésident du Comité français de la Libération nationale, avec Giraud
  • 21 juin 1943 : arrestation de Jean Moulin à Caluire par la Gestapo
  • 8 juillet 1943 : il meurt dans le train qui l’emmène de Paris vers l’Allemagne
Jean Moulin et la Résistance, frise chronologique à télécharger.

Un mythe résumé en deux scènes

Deux scènes résument le mythe Jean Moulin. La première se déroule le 25 octobre 1941, à Londres. Au deuxième étage du 4 Carlton Gardens, siège de la France libre, le général de Gaulle reçoit Jean Moulin. Cet ancien préfet français se présente comme le « simple messager » des trois principaux groupes de résistance de la zone libre, administrée par Vichy à la suite de l’armistice de 1940. Sans trace écrite, la rencontre des deux figures de la mythologie républicaine comporte sa part de légendes. « Ce fut entre les deux hommes une sorte de coup de foudre réciproque », évoque Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin à partir de 1942. Une vision romancée, comme le souligne l’historien Jean-Pierre Azéma : « De Gaulle n’était pas homme à s’emballer pour quiconque. » Il n’empêche, lors de cette rencontre, Moulin gagne la confiance du général. Un peu plus de deux mois plus tard, il est envoyé dans le plus grand secret en France, en tant que délégué du général avec « pour mission de réaliser en zone (sud) l’unité d’action de tous les éléments qui résistent à l’ennemi et à ses collaborateurs ».[1] Extrait de l’ordre de mission du 24 décembre 1941.

L’autre épisode se déroule moins de deux ans plus tard, fin juin 1943, à Lyon. L’école du service de Santé militaire a été transformée en lieu de torture. En uniforme d’officier, l’Obersturmführer SS Klaus Barbie – chef de la Gestapo lyonnaise – hurle et frappe son prisonnier assis sur une chaise. Il s’appelle Jean Moulin, alias « Max », le chef de la Résistance intérieure, mais Barbie l’ignore encore. « Son visage est en sang, ses lèvres sont tuméfiées, ses yeux, creusés. Il porte sur le crâne une énorme plaie bleuâtre, témoin des coups terribles déjà encaissés (…). Lorsqu’il retrouve un instant de lucidité, il répète sans varier la même phrase : « Je ne suis pas Max et je n’ai absolument rien à voir avec la Résistance. Je m’appelle Jean Martel et je suis artiste peintre. » « À chaque fois, les coups redoublent », écrit l’historien Fabrice Grenard dans sa biographie Jean Moulin, le héros oublié. [2] Fabrice Grenard, Jean Moulin, le héros oublié, éd. Plon, 2023.  Soudain, le détenu réclame du papier et un crayon. Klaus Barbie pense que, à force de coups, Martel va passer aux aveux. « Barbie se fait plus aimable. Il offre à boire au malheureux et lui laisse tout le temps dont il a besoin. (…) Lorsqu’il découvre enfin le contenu de cette note, il a un sursaut de colère : c’est un dessin le caricaturant », poursuit Fabrice Grenard. Le dernier acte de bravoure du chef de « l’armée des ombres ». Finalement, Jean Moulin, lui qui savait tout, ne parlera jamais. Martyrisé, il mourra quelques jours plus tard dans un train l’emmenant de Paris vers l’Allemagne.

La République comme sacerdoce

Avant le mythe Jean Moulin, il y a un homme. Né à Béziers en 1899 dans une famille mordue de politique, Jean Moulin ne pouvait pousser qu’à la lumière de la République. Son père, conseiller général radical-socialiste, a pris parti pour Alfred Dreyfus et pour la séparation des Églises et de l’État. À l’école, le petit Jean ne brille pas par ses résultats : « Réussira lorsqu’il le voudra bien. N’a pas fourni pendant ce trimestre un effort suffisant. » Son père lui pardonne volontiers cette légèreté et prend en main sa carrière. Par son réseau, le conseiller général fait entrer Jean, tout juste bachelier à l’été 1917, comme sous-chef du cabinet du préfet. Jean se révèle. « Il dépouille la presse locale et nationale, il voit s’élaborer la politique et profite de l’expérience de son préfet, Pierre Causel, en poste à Montpellier durant presque toute la guerre, retrace l’historien Charles-Louis Foulon dans Jean Moulin : la passion de la République. [3] Charles-Louis Foulon, Jean Moulin : la passion de la République, éditions Ouest-France, 2013. Il comprend l’importance de structures bien organisées. »

Démobilisé en 1919, sans avoir eu le temps de participer aux combats de la Grande Guerre, il retourne dans la sphère préfectorale et noue des relations solides. À 26 ans, il devient le plus jeune sous-préfet de France, en poste à Albertville. Là-bas, il aide une figure montante du parti radical-socialiste à devenir député de Savoie : Pierre Cot. Cot cabote dans les commissions parlementaires depuis plusieurs années et son ambition le pousse à naviguer à l’échelle nationale. Ce jeune sous-préfet vif d’esprit lui plaît : Moulin est efficace, séducteur, il aime rouler vite en voiture, skier à Megève et collectionner des œuvres d’artistes reconnus (Utrillo, Suzanne Valadon, De Chirico…). « Nous sommes vite devenus amis intimes », écrira des années plus tard Pierre Cot à Laure, la sœur de Moulin. Aux côtés de Pierre Cot, il va découvrir les coulisses du pouvoir dans une France des années 1930 déstabilisée.

     

6 février 1934 : l’aversion pour l’extrême droite

Le 6 février 1934, les principales ligues d’extrême droite organisent une manifestation antiparlementaire à Paris. Le soir, les heurts qui éclatent entre le pont de la Concorde et l’Assemblée nationale font 15 morts et 1 435 blessés. Chef du cabinet civil de Pierre Cot, Jean Moulin est alors au Palais-Bourbon quand les émeutiers tentent d’entrer dans ce symbole de la République où siège l’Assemblée. « Il en gardera une profonde aversion pour les formations d’extrême droite antiparlementaires et factieuses », précise l’historien Fabrice Grenard. Après cette nuit de violences, le gouvernement démissionne et Cot tombe en disgrâce.

Guerre d’Espagne : l’apprentissage de la clandestinité

La destinée nationale de Jean Moulin ne débute réellement qu’en 1936, avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition de partis de gauche : le Front populaire.

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Date de la vidéo: 2020 Collection:  - La Grande Explication

Le Front populaire

Au mois de mai 1936, des grèves sans précédent éclatent en France. Pour la première fois, les ouvriers occupent les usines sous les yeux médusés de leurs patrons. Le mouvement prend de l'ampleur et ils sont bientôt 2 millions à descendre dans la rue. Dans une ambiance de gigantesque fête populaire, des bals sont organisés dans les usines tandis que des parties de cartes s’improvisent au son de l’accordéon.

Moulin devient le bras droit de Pierre Cot, devenu ministre de l’Air. En juillet 1936, une crise majeure éclate en Europe. Le général Franco renverse le gouvernement de gauche élu cinq mois plus tôt, le Frente Popular. C’est le début d’une guerre civile meurtrière entre partisans du général et troupes républicaines.

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Date de la vidéo: 1936 Collection:  - Gaumont

Guerre d'Espagne : victoires franquistes, résistance désespérée des républicains

Le 18 juillet 1936 éclate au Maroc espagnol le soulèvement du général Franco contre le gouvernement du Frente popular. En un an, les troupes nationalistes de Franco se sont emparées de la majorité du territoire, mais Madrid résiste toujours.

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Date de la vidéo: 2020 Collection:  - Géopoliticus

L’Espagne : de la dictature à la démocratie

Dans les années 1930, l’Espagne est politiquement très divisée. Le camp républicain et socialiste renverse la monarchie et instaure une République en 1931. Les forces conservatrices et royalistes d’une part, et les mouvements anarchistes de l’autre, tentent de se soulever à plusieurs reprises. Des milices voient le jour et la violence politique s’accroît.

Cette guerre est cruciale pour l’avenir de l’Europe. Jean Moulin en est persuadé : « Si les pays démocratiques ne portent pas immédiatement secours aux républicains espagnols, ils seront écrasés. Le fascisme franquiste s’installera tra los montes [au-delà des montagnes]. Les dictateurs, grisés par ce succès (…) poursuivront de plus belle leur politique d’agression. Hitler surtout. Il s’attaquera à l’Autriche, à la Pologne, à la Tchécoslovaquie et ce sera ensuite notre tour d’être menacés », expose-t-il à son ami Antonin Mas. Clairvoyant !

Officiellement la France, et donc le gouvernement auquel Moulin participe, ne livre pas d’armes aux républicains d’Espagne. Le président du Conseil, Léon Blum, s’aligne sur la position de la Grande-Bretagne, qui a opté pour la non-intervention. Cette « neutralité » suscite des critiques à gauche, notamment parmi les communistes. Mais quand l’aide apportée à Franco par le Reich et l’Italie mussolinienne devient manifeste, Léon Blum, le président du Conseil, active un comité secret d’aide clandestine. Jean Moulin y occupe un rôle pivot pour acheminer des avions en toute discrétion. Gestion de sociétés-écrans, création de filières de livraison de matériel… Il recrute même des pilotes pour l’escadrille España, commandée par André Malraux. « Pendant vingt mois, il est l’un des deux responsables français du plus important trafic clandestin en faveur des républicains espagnols, écrit le journaliste Pierre Péan dans Vies et morts de Jean Moulin [4] Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, éd. Fayard, 1998. . (...) Sa lutte contre Hitler commence en juillet 1936. Il va y forger des habitudes, des réflexes mentaux, des réseaux. »

En 1937, c’est un homme métamorphosé par l’exercice du pouvoir qui devient le plus jeune préfet de France, nommé dans l’Aveyron. Dans ses lettres, il s’alarme déjà du conflit qui se profile.

À Chartres : dans le chaos de l’exode

Le 1er septembre 1939, la France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne, en réponse à l’invasion de la Pologne. Malgré ses efforts pour se faire incorporer dans l’armée de l’Air, Jean Moulin est maintenu dans sa nouvelle préfecture d’Eure-et-Loir. Il y sera le témoin de la chute de la France, lorsque l’Allemagne lance ses troupes sur l’Hexagone en mai 1940. L’armée française défaite, un vent de panique gagne la moitié nord du pays. Huit millions à dix millions de réfugiés, près d'un quart de la population de l'époque, arpentent les routes.

En poste à Chartres, Jean Moulin fait distribuer, dans l’urgence, 172 000 repas aux populations de l’exode, affamées et éreintées.

Refuser l’infamie

Le 17 juin, le nouveau président du Conseil, le maréchal Pétain, appelle à la radio à « cesser le combat ». La guerre perdue, Moulin reçoit l’ordre du ministère de l’Intérieur de livrer la ville aux Allemands et de se constituer prisonnier, ce qu’il accepte. Le 17 au soir, deux jeunes officiers de la Wehrmacht lui intiment l’ordre de signer un document relatant des exactions de troupes coloniales françaises, des « soldats noirs » que les nazis présentent comme des « barbares ». Mais les cadavres entassés dans une cour de ferme que les Allemands désignent au jeune préfet sont criblés d’éclats de balles. En réalité, ces civils ont été victimes d’un bombardement de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande. Moulin refuse de signer « pareille infamie ». Les officiers le brutalisent et l’humilient pendant plus de sept heures. « Je sais qu’aujourd’hui je suis allé à la limite de la résistance. Je sais aussi que, demain, si cela recommence, je finirai par signer (…) et pourtant je ne peux pas signer. Je ne peux pas être complice de cette monstrueuse machination qui n’a pu être conçue que par des sadiques en délire », écrira Jean Moulin dans Premier Combat[5] Jean Moulin, Premier Combat, éditions de Minuit, 1947. . Dans sa cellule, craignant de déshonorer l’armée française et lui-même, il préfère se trancher la gorge avec des débris de verre. Sauvé in extremis, transporté à l’hôpital, il gardera de cette épreuve une cicatrice au niveau de la gorge, qu’il dissimulera avec une écharpe…

Est-ce à ce moment-là que Moulin bascule dans la Résistance ? Pas encore. Au contraire, il revient à la préfecture de Chartres dès le 18 juin. Le 10 juillet, le maréchal Pétain obtient les pleins pouvoirs à Vichy, puis supprime des libertés fondamentales pour imposer une dictature conservatrice : l’État français. L’Hexagone est divisé en deux zones : l’une occupée, où « le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante », l’autre dite « libre », laissée à l’administration exclusive de Pétain. Légaliste, Moulin reste préfet dans la zone occupée : il applique la loi portant statut des Juifs et celle demandant d’intensifier les poursuites contre la propagande gaulliste. Fonctionnaire irréprochable côté pile, agent embarrassant côté face. Car, dans le même temps, il adresse de nombreuses plaintes aux autorités allemandes et maintient en place les maires et conseillers de gauche élus en 1936 et donc jugés indésirables par Vichy. Décidément, ce Moulin n’est pas assez docile. Le 2 novembre 1940, il est relevé de ses fonctions, jugé comme étant « un fonctionnaire de valeur, mais prisonnier du régime ancien ». Le voilà libre de rejoindre la zone sud. Avant de se rendre à Marseille, Moulin prend soin de se faire une fausse carte d’identité au nom de Joseph Mercier. Le premier pseudonyme d’un homme qui bascule inexorablement dans la clandestinité.

Alias et faux papiers : l’ex-préfet devient résistant

Opacité, méfiance, cloisonnement… Entrer en contact avec des responsables de l’ « armée des ombres » n’est pas chose aisée. À la fin du printemps 1941, Jean Moulin rencontre à Marseille Henri Frenay, chef du Mouvement de Libération nationale (MLN), l’un des premiers groupes en zone sud. Avant de rompre avec Pétain, Frenay en fut d’abord très proche : « Nous souscrivons à l’ensemble des grandes réformes qui ont été entreprises », écrivait-il à l’automne 1940 dans le manifeste du MLN. Au moment où il rencontre Jean Moulin, sa rupture avec le maréchal est consommée. Quelques semaines plus tard, Moulin part pour Annecy où il rejoint l’universitaire François de Menthon, qui édite le journal résistant Liberté. Figure du catholicisme social, il soutient d’abord – lui aussi - le maréchal Pétain au début de l’Occupation tout en étant opposé à la collaboration. Il fédère autour de lui un réseau de juristes, qui fusionnera bientôt avec le groupe de Frenay pour former le mouvement Combat. Ce sont les seuls patrons de la Résistance que Moulin parvient à rencontrer, même s’il connaît l’existence d’autres mouvements, comme Franc-Tireur dans la région de Lyon ou le réseau dit « du musée de l’Homme », qui publie le journal Résistance.

L'appel de Londres

L’ex-préfet a maintenant une vision globale des besoins de la Résistance intérieure. Sous le nom de « Joseph Mercier », il quitte la France le 12 septembre 1941, direction l’Espagne, puis le Portugal. De Lisbonne, un avion le mène à Bornemouth, en Angleterre, où il est pris en charge par les services secrets britanniques. Lors des interrogatoires, Jean Moulin – il révèle sa vraie identité – se montre « d’une parfaite franchise et d’une grande intelligence », énonce le rapport du contre-espionnage. Il dit parler au nom de la résistance intérieure française, mais, en réalité, avant de quitter l’Hexagone, il n’a rencontré que deux chefs de mouvement : Henri Frenay, du Mouvement de libération nationale, et François de Menthon, de Liberté. Il bluffe. Pour la bonne cause. Son objectif ? Rencontrer le général de Gaulle pour lui soumettre un rapport sur « l’activité, les projets et les besoins des groupements constitués en France en vue de la libération du territoire national ». Les Britanniques acceptent, il peut poursuivre son voyage.

La rencontre avec le chef de la France libre… Cette scène fondamentale du 25 octobre 1941 a donc lieu au 4 Carlton Gardens, à Londres. Le général attend beaucoup de ce rendez-vous : « C’est la première fois depuis juin 1940 qu’une personne se disant envoyée par les organisations résistantes apparues en métropole se présente à lui », rappelle l’historien Fabrice Grenard. Le profil de l’ex-préfet – un républicain radical-socialiste – pourrait aussi l’aider à faire taire les critiques à son encontre. À Londres en effet, des hommes issus de la droite radicale gravitent autour du général. Des partisans de l’Action française et même, selon ses contempteurs, des anciens de la Cagoule, groupement terroriste d’extrême droite. Le colonel Rémy, monarchiste convaincu qui a manifesté contre la République le 6 février 1934, y est chef du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA). La France libre de De Gaulle passe, pour ses détracteurs du camp allié, pour un quarteron de fascisants.

Bien que s’étant autoproclamé chef de la Résistance française, de Gaulle n’est pas encore adoubé par les combattants de l’intérieur. Après les avoir négligés, le général souhaite les unir derrière lui pour gagner en crédibilité auprès des Alliés. L’arrivée de Jean Moulin « bouscule tout. Elle va contribuer à une évolution du gaullisme dans un sens démocratique », explique l’historien Charles-Louis Foulon. Jean Moulin exhortera, dans plusieurs lettres, le général à « constituer la IVe République ».

Pour l’heure, les deux animaux politiques s’apprivoisent. De Gaulle confie à Moulin deux missions : créer une armée secrète, qui centraliserait les moyens de tous les réseaux de résistance et pourrait réagir en cas de débarquement venu d’Angleterre ; puis fédérer les mouvements de résistance en zone sud au sein d’une seule entité. Entité qui ne doit reconnaître qu’un seul chef : Charles de Gaulle.

En mission pour le Général

À 42 ans, Jean Moulin se prépare à un retour en France à haut risque. Dans sa patrie occupée, il sera traqué par les Allemands et par Vichy, contraint de jongler avec les fausses identités et les pseudos (Rex, Max, Jean Mercier ou Jacques Martel), soumis à un rythme de travail intense, objet de complots et de trahisons. À Londres, il suit un entraînement militaire pour se préparer à son futur parachutage. Finalement, dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942, il s’envole à bord d’un bimoteur anglais Whitley. Au-dessus de l’Hexagone, l’appareil essuie des tirs de DCA allemands, fait un furieux vol en piqué pour y échapper, puis reprend de l’altitude. Quand l’appareil survole enfin la Provence, une petite lampe rouge s’allume : Jean Moulin se met en position de saut. Il n’est pas 7 heures du matin, le vide s’étend sous ses pieds. Le feu vire au vert, Moulin se lance. Le vent violent dévie sa trajectoire. « Il ne peut éviter le marécage qui se trouve sous ses pieds. (…) Le délégué du général se blesse à la jambe et s’enfonce jusqu’à mi-cuisse dans l’eau. Il s’en sort à grand-peine », écrit Fabrice Grenard. « Il porte dans une toile imperméable son ordre de mission signé du général de Gaulle, ainsi qu’une série de consignes microphotographiées qu’il a dissimulées dans une boîte d’allumettes », poursuit l’historien.

Rassembler l'armée des ombres

L'envoyé de Londres tisse sa toile en vue de rassembler la Résistance intérieure. Les mouvements voient d’un très bon œil l’envoyé de Londres, qui leur distribue des fonds (de l’argent emprunté auprès de la banque d’Angleterre par la France libre). Moulin se met au travail et rencontre, dès janvier 1943, des responsables du mouvement Libération. Son chef, Emmanuel d'Astier de la Vigerie semble se défiler. Moulin voit donc à Lyon Raymond Aubrac, le responsable militaire de l'organisation. C'est la première rencontre entre les deux hommes. 

Pendant huit mois, Rex  - le pseudo de Moulin - affronte seul son immense tâche. Il prépare lui-même ses rendez-vous, distribue l'argent destiné aux officiers de liaison et aux mouvements, chiffre ou déchiffre les télégrammes et les rapports reçus ou envoyés à Londres, écrit Fabrice Grenard. Mais en août 1942, il recrute comme secrétaire un jeune homme envoyé par le BCRA, les services secrets gaullistes à Londres : Daniel Cordier. En 1964, ce dernier évoque son rôle auprès de son patron, Rex, dont il ignorait la véritable identité dans les années 1940.

Face aux manœuvres américaines

Le 8 novembre 1942, les Alliés débarquent en Afrique du Nord, colonie française toujours dans le giron de Vichy. C’est l’opération Torch. Pour parer la menace d’un débarquement allié en France, Hitler donne l’ordre d’envahir la zone sud le 11 novembre.

La Résistance intérieure est aux abois… Tout comme le général de Gaulle. Car, depuis l’Afrique du Nord, les États-Unis imposent l’influençable général Giraud qu’ils nomment en janvier 1943 « commandant en chef civil et militaire ». De Gaulle n’a pas l’heur de plaire à Roosevelt, le président américain : pas assez malléable. Adoubé par les Américains, Giraud refuse de recevoir de Gaulle, qui propose pourtant une rencontre. Peu à peu, la nouvelle France que dessine Giraud s’éloigne chaque jour de la démocratie. Ne cachant pas ses sympathies pour Vichy, le protégé de Washington maintient la législation antisémite en Algérie et au Maroc et laisse en détention les militants communistes de la prison de Maison-Carrée, près d’Alger. Jean Moulin saisit le danger. Dans ce moment crucial pour l'avenir de la France, il s'envole en février 1943 pour Londres.

Jean Moulin va proposer à de Gaulle un plan permettant de l' imposer aux yeux des Alliés comme le chef incontesté de la Résistance. L’idée de l’ex-préfet ? Mettre en place un gouvernement clandestin de la Résistance intérieure où siègeraient toutes les organisations résistantes, mais aussi les syndicats et les principaux partis politiques. Issus de la IIIe République, les chefs des partis politiques (comme Blum, Herriot, Reynaud ou Daladier) sont plus connus à l’international que les résistants, donc plus crédibles aux yeux des Américains. Ce Conseil de la Résistance serait placé sous l’autorité… du général de Gaulle, ce qui permettrait de le légitimer comme incarnation de la nation en exil.

La création du CNR

Le général est convaincu du bien-fondé de cette solution. Le chef de la France libre désigne Jean Moulin comme président du futur Conseil de la Résistance et le renvoie en métropole le 20 mars 1943. Il est accompagné du général Delestraint, à la tête de l’Armée secrète, la branche militaire de la Résistance.

Ce retour se passe très mal. Deux mouvements – Combat, d’Henri Frenay, et Libération, d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie –s’opposent à l’entrée des partis politiques dans un futur Conseil de la Résistance, car ils les jugent coupables de la débâcle française en 1940. Une fronde est déclenchée. « Depuis son arrivée, tous ses rendez-vous sont des affrontements », se souvient son secrétaire, Daniel Cordier. Henri Frenay va même chercher de nouveaux mécènes. Il se rapproche, via la Suisse, des services secrets américains, qui promettent de grosses sommes d’argent en échange de renseignements. Pour Moulin « c’est un coup de poignard dans le dos ». Mais l’envoyé personnel du général remonte au front pour composer le futur Conseil national de la Résistance. « Envers et contre tous, j’imposerai cette politique », lance Moulin à son secrétaire, Daniel Cordier. Le CNR, ou Conseil national de la Résistance, comptera huit mouvements de résistance des deux zones (Ceux de la Libération, Ceux de la Résistance, le Front national – d’obédience communiste –, Libération-Nord, l’Organisation civile et militaire, Combat, Franc-Tireur, Libération-Sud), six partis politiques (le Parti communiste, la SFIO, les radicaux-socialistes, les démocrates populaires, l’Alliance démocratique et la Fédération républicaine), et deux syndicats (la CGT, la CFTC). Seule l’extrême droite, trop compromise par son soutien à Vichy, est exclue. La France politique d’après-guerre se dessine.

Niveaux: Lycée général et technologique - Lycée professionnel

Le Conseil national de la Résistance

 

La première réunion du CNR a lieu le 27 mai 1943 à Paris, rue du Four : les participants reconnaissent l’autorité de De Gaulle. C’est un succès éclatant pour Jean Moulin. « En métropole, avant le 27 mai, il y avait des résistances. Après la première réunion du CNR et l’accord obtenu par Jean Moulin, il y a désormais une Résistance unie pour une même cause et derrière un seul chef, de Gaulle. Sur le plan international, les Américains ne peuvent plus douter de la légitimité du général », résume Fabrice Grenard. Le 30 mai 1943, de Gaulle part pour Alger en position de force. Le 3 juin, le Comité français de la Libération nationale (CFLN) est fondé : il est coprésidé par Giraud et de Gaulle. Mission accomplie pour Jean Moulin.

Des dissensions à la trahison

Hélas, le retour au premier plan des partis d’avant-guerre et la fermeté du délégué du général à l’égard des chefs de la résistance achèvent de consommer la rupture. Ces derniers le soupçonnent d’avoir manœuvré dans l’ombre pour remettre en place l’ordre ancien. Dans sa dernière lettre envoyée à de Gaulle, Rex n’est plus que l’ombre de l’homme jovial que fut Moulin. Il dénonce « la campagne menée contre moi par Charvet [nom de code de Frenay], qui a porté le conflit sur la place publique et a, de ce fait, singulièrement attiré l’attention sur nous ». La Gestapo, la police politique allemande, a vent de ces conflits et se prépare à agir. Grâce à un traître du mouvement Combat, les Allemands ont découvert l’existence d’une « boîte aux lettres » au 14 rue de la Bouteille à Lyon. Les agents de liaison de la Résistance déposent dans cette poste clandestine des télégrammes, rapports et autres rendez-vous. Hautement confidentiels. Les messages sont souvent codés, mais pas toujours. Un document « en clair » apprend aux nazis qu’un rendez-vous aura lieu à Paris entre le général Delestraint, chef de l’Armée secrète, et René Hardy, responsable des sabotages ferroviaires au mouvement Combat.

Un drame en quatre actes

Le premier acte du drame se joue le 8 juin, dans un train reliant Lyon à Paris. À 1 heure du matin, le convoi s’arrête à Châlons-en-Champagne. Trois hommes en descendent, l’un d’eux est René Hardy, le résistant de Combat. Arrêté, il est remis à des policiers allemands, ramené à Lyon et incarcéré à la prison de Montluc. Il ne se rendra jamais à son rendez-vous avec Delestraint, prévu le lendemain.

Le deuxième acte du drame s’ouvre le 9 juin 1943, à Paris, à la station de métro La Muette. Le général Delestraint doit rencontrer Hardy, mais un mystérieux interlocuteur le fait monter dans une Citroën noire pour le conduire « vers un endroit plus sûr ». C’est un piège. L’officier est emmené dans les locaux de la Gestapo, avenue Foch.

Le 11 juin, à Lyon, René Hardy est relâché, après avoir été interrogé par le « boucher de Lyon », Klaus Barbie. Qu’a-t-il avoué au nazi ? On ne le saura jamais. Hardy reprend ses activités dans la Résistance et n’informe pas ses camarades de son arrestation. Il admet avoir été arrêté dans le train pour Paris, mais dit s’être évadé en sautant du wagon. Pourquoi ce mensonge ? « Il est difficile de savoir si Hardy est effectivement devenu un traître, un "agent double" totalement dévoué à son "traitant" Barbie, ou s’il pensait pouvoir échapper à ce dernier », estime Fabrice Grenard.

Le dernier acte se noue le 21 juin 1943, à Caluire, au nord de Lyon, où doit se tenir une réunion destinée à désigner un remplaçant au général Delestraint, à la tête de l’Armée secrète. Le groupe Combat entend peser de tout son poids et imposer, in fine, un de ces hommes pour prendre en main cette branche armée de la Résistance. Prêts à tout, ils négligent les procédures élémentaires de sécurité et envoient René Hardy, réputé pour sa gouaille, à la réunion de Caluire. Ils ignorent qu’il a été arrêté par la Gestapo. En ce jour de solstice d’été, plusieurs hommes se présentent devant une bâtisse bourgeoise de Caluire : la maison du docteur Dugoujon. La domestique les fait monter, en toute discrétion, vers une salle du premier étage. Jean Moulin, alias Jean Martel, arrive très en retard : elle le prend pour un patient ordinaire et le dirige vers la salle d’attente. Il a sur lui un courrier de son médecin qui l’adresse au docteur Dugoujon pour soigner ses rhumatismes. Soudain, deux Citroën noires à traction avant freinent devant le cabinet. Des hommes en noir et des soldats en sortent : « Police allemande ». Parmi eux, Klaus Barbie en personne. Il frappe, vocifère, cherche Max, le chef des « terroristes ». Alors que les participants de la réunion, dont Raymond Aubrac et Jean Moulin, sont embarqués vers les voitures, un des prisonniers parvient à s’enfuir. Il est poursuivi mollement, jamais retrouvé. C’est René Hardy.Les autres résistants sont emmenés vers l’école du service de Santé militaire, siège de la Gestapo. Les séances de torture vont s’enchaîner.

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Après avoir fait craquer un des participants de la réunion de Caluire, Klaus Barbie découvre que Max, Jean Martel et Jean Moulin ne font qu’un. Il s’acharne sur lui à partir du 25 juin. Moulin se mure dans le silence. La Résistance aurait-elle pu le faire évader, comme elle le fera pour Raymond Aubrac, un autre participant de la réunion de Caluire, dans une opération rocambolesque montée le 21 octobre 1943 ? Impensable. Il aurait fallu plus de temps de préparation et Jean Moulin est transféré à Paris le 28 juin, une semaine après son arrestation. Supplicié, il ne livrera aucun renseignement aux Allemands et mourra dans le train qui l’emmène en Allemagne, le 8 juillet 1943. Son corps est incinéré le lendemain dans le columbarium du Père-Lachaise.

« C’est cette urne qui sera ensuite transférée dans le carré réservé à la Résistance sous le numéro 3857 et avec la mention "Cendres présumées de Jean Moulin" ». Elle quittera le 18 décembre 1964 le cimetière du Père-Lachaise pour être transportée jusqu’au Panthéon », rappelle Fabrice Grenard. Trente-et-un ans après son assassinat barbare, Jean Moulin entrait dans ce temple de la Nation, accompagné du discours inoubliable d’André Malraux, qu’il avait connu pendant la guerre d’Espagne : « Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé comme toi et même, ce qui est plus atroce, en ayant parlé... »

Pour aller plus loin

Six biographies

  • Jean-Pierre Azéma, Jean Moulin : le politique, le rebelle, le résistant, éd. Perrin, 2003.
  • Bénédicte Vergez-Chaignon, Jean Moulin, l’affranchi, éd. Flammarion, 2018.
  • Daniel Cordier, Jean Moulin : la République des catacombes, éd. Gallimard, 1999.
  • Charles-Louis Foulon, Jean Moulin, la passion de la République, éd. Ouest-France, 2013.
  • Fabrice Grenard, Jean Moulin, le héros oublié, éd. Plan, 2023.
  • Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, éd. Fayard, 1999.

Un dossier thématique

 

Le 21 juin 1943, Raymond Aubrac est arrêté en même temps que Jean Moulin à la réunion de Caluire. Il sera libéré en octobre 1943 lors d'une opération de la Résistance, menée par son épouse, Lucie. Ce dossier thématique retrace le parcours de ce couple engagé.

Une frise chronologique

Frise chronologique sur Jean Moulin et la Résistance

Jean-Moulin et la résistance: Frise chronologique
  • 20 juin 1899 : naissance à Béziers dans une famille républicaine
  • 1925 : Jean Moulin devient le plus jeune sous-préfet de France, à Albertville
  • Mai 1936 : le Front populaire, coalition de partis de gauche, arrive au pouvoir en France
  • Août 1936 : chef de cabinet du ministre de l’Air, il organise une filière clandestine de livraison d’avions aux républicains espagnols
  • Septembre 1939 : la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne
  • 17 juin 1940 : préfet de Chartres, il refuse de signer un document dans lequel les Allemands accusent l’armée française d’exactions. Il tente de se trancher la gorge
  • 18 juin 1940 : sur la BBC, le général de Gaulle appelle les Français à s’unir pour libérer leur pays
  • 10 juillet 1940 : À Vichy, les parlementaires confient les pleins pouvoirs au maréchal Pétain
  • 2 novembre 1940 : Vichy relève Jean Moulin de ses fonctions
  • Septembre 1941 : de Gaulle crée le Comité national français, gouvernement en exil
  • 25 octobre 1941 : Jean Moulin rencontre de Gaulle à Londres
  • 7 décembre 1941 : entrée en guerre des États-Unis
  • Nuit du 1er au 2 janvier 1942 : envoyé par le général pour unifier la Résistance, il est parachuté en Provence
  • Juillet 1942 : la France libre devient la France combattante.
  • Août 1942 : l’Armée secrète est constituée
  • 8 novembre 1942 : les Alliés débarquent en Afrique du Nord.
  • Janvier 1943 : les organisations résistantes de zone sud fusionnent dans les Mouvements Unis de Résistance (MUR)
  • 27 mai 1943 : première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR) à Paris
  • 3 juin 1943 : De Gaulle nommé par les Alliés coprésident du Comité français de la Libération nationale, avec Giraud
  • 21 juin 1943 : arrestation de Jean Moulin à Caluire par la Gestapo
  • 8 juillet 1943 : il meurt dans le train qui l’emmène de Paris vers l’Allemagne
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